L’Europe vue par Pasolini

La pensée de Pasolini demeure souvent méconnue en ce qui concerne le rôle global de l’État – en dehors des critiques qu’il formule à son encontre, mais cela concerne  plutôt ses composantes, comme l’École obligatoire, les partis politiques, les huit référendums des années 1970, que l’État lui-même –, et la construction européenne. Contemporain cependant des premières dérégulations du marché commun, de la consécration du libérisme comme valeur suprême de l’Europe, Pasolini en tira une matière que l’on retrouvera dans La Rabbia. Documentaire abjuré à cause du détournement du propos qu’en fit Gastone Ferranti qui le trouva trop à gauche à son goût et y adjoignit un autre documentaire réalisé par Guareschi, célèbre pour ses récits de Don Camillo et marqué politiquement à droite. Or, le texte de la partie pasolinienne, une fois débarrassée de l’incohérence voulue par Ferranti, livre une critique féroce, mais juste, de la mondialisation – construction européenne incluse –, et de ses conséquences désastreuses sur les peuples. La Rabbia comporte une double démarche, pas seulement politique et poétique, mais sur le plan poétique lui-même, qui se traduit à la fois visuellement grâce aux milliers de mètres de pellicule dont Pasolini disposait alors. L’œuvre doit donc s’appréhender comme un essai filmique ; Pasolini disait d’ailleurs que sa volonté, en réalisant le documentaire, était de créer « un nouveau genre cinématographique. Faire un essai idéologique et poétique avec des séquences d’un nouveau type. »

IL FAUT QUE TOUT CHANGE POUR QUE RIEN NE CHANGE

Le transformisme est un phénomène politique post-risorgimental qui relève de la révolte des élites ; afin de se préserver au pouvoir, des partis prétendument antagonistes sur le plan idéologique, mais en réalité issus de la même culture politique s’allièrent afin de ne pas disparaître du paysage politique et conserver la mainmise sur les institutions. Ce phénomène, selon Pasolini, s’est peu ou prou réitéré lors de l’après-guerre en Italie avec l’arrivée au pouvoir puis l’hégémonie de la Démocratie Chrétienne qui perpétua selon lui une politique s’inscrivant dans une continuité parfaite avec celle menée durant le ventennio.

Pasolini donna une analyse similaire pour la situation européenne dans La Rabbia ; l’arrivée au pouvoir de Giuseppe Pella, connu pour ses dérives nationalistes bien que président du conseil italien issu de la Démocratie Chrétienne, et son action politique furent l’amorce de la participation de l’Italie au processus de la construction supranationale européenne, participation que Pasolini lia avec sarcasme au retour des derniers prisonniers dans leurs pays : « le retour des derniers prisonniers, souvenez-vous, dans des trains sordides, le retour des cendres des morts… Et… le ministre Pella qui, plein de morgue, scelle la volonté de l’Italie de participer à l’Europe Unie. ». Pasolini rappela ainsi à sa manière que ce fut la paix qui fit l’Europe, et non l’inverse : « c’est ainsi que recommence, en paix, la mécanique des relations internationales. Les cabinets succèdent aux cabinets, les aéroports voient un incessant va-et-vient des ministres, d’ambassadeurs, de plénipotentiaires qui descendent des passerelles d’avion, sourient, disent des mots vides, stupides, vains, mensongers. »

Cette culture correspondant à la fameuse phrase de Tancrède dans Le Guépard de Lampedusa, « pour que tout reste comme avant, il faut que tout change » est la cible de Pasolini dans une partie de son documentaire. La vieille Europe et l’Europe nouvelle n’incarnent pour lui que les facettes d’une même médaille, qu’est le capitalisme dérégulé et financiarisé. Ce qui nourrit justement la rage du poète n’est rien d’autre que l’hégémonie de la normalité totale et totalisante, du conformisme le plus béat face à l’avènement de cette tyrannie de l’Argent engendrée par la paix.

 

« Et la rage du poète, envers cette normalisation qui est consécration du pouvoir et du conformisme, ne peut que croître encore. »
-Pier Paolo Pasolini, in « La Rabbia »-

 

Ce faux changement, qui n’est qu’en fait que poudre aux yeux pour conforter l’immuabilité du capitalisme et de ses acteurs, est précisément le corolaire d’une continuité politique et économique européenne selon Pasolini. « Quelle parenté peut-il y avoir entre le renouveau du capitalisme et la restauration de la vieille Europe ? C’est incroyable : cet extraordinaire bric-à-brac se tient avec dignité dans les années soixante… Réfrigérateurs et couronnes : eh bien, c’est peut-être au fond la moins offensante des contradictions européennes. » La société de consommation est le ciment de la construction européenne, envers les nouvelles institutions furent entièrement vouées. L’Europe, « extraordinaire bric-à-brac », est donc à la fois ornement, marionnette du « Nouveau Pouvoir » que dénonçait Pasolini, mais aussi son catalyseur.

LA COMMUNE PÉNURIE

Si dans La Rabbia il affirma sans ambiguïté qu’ « avec la vieille Europe qui se réinstalle dans ses gonds solennels, naît l’Europe moderne : le néo-capitalisme », Pasolini vit aussi la trace de la continuité du fascisme dans la construction européenne, dont il fut la matrice originelle. Car s’il y a bien une chose que Pasolini savait et qui est devenue un sujet tabou au XXIe siècle, c’est la réalité historique du creuset idéologique de la construction européenne. Qualifier la société de fascisme ne recouvrait pas uniquement un but polémique pour Pasolini, et relève encore moins d’une pulsion gauchiste ; Pasolini, en véritable intellectuel, articulait ses réflexions autour d’un véritable paradigme. Il n’appréhendait rapport au consumérisme en le dissociant des évènements politiques et économiques, encore moins européens.

« Éternité de l’Europe,
Ne te connaît pas celui qui te possède,
Mais celui qui te possèdera. »
-Pier Paolo Pasolini, in « La Rabbia »-

Au moment de La Rabbia où Pasolini dévoile la naissance de l’Europe par le franchissement de la frontière franco-allemande par le premier train de charbon, suivi du fameux discours de Pella, « plein de morgue », suivi de quelques vers significatifs : « Le Marché Commun viendra/ entre temps on danse la Danse Commune / Les petites bourgeoisies fascistes / sont prêtes pour l’Unité de l’Europe / au nom de la Commune Pénurie. »

Si le lien entre fascisme et construction européenne est évident pour Pasolini, qui connut les discours de Mussolini sur la « socialisation mondiale » ou la propagande fasciste de l’époque au sujet de la Neue Europa, ce lien se poursuit aussi selon lui dans la société de consommation, à laquelle l’Europe est dédiée. Le lien est en réalité double, puisqu’il est à la fois historique et politique, mais aussi culturel, puisque l’enrégimentement fasciste n’était que scénographique tandis que le consumérisme institua un réel enrégimentement à son idéologie néo-hédoniste des peuples, induisant donc que « cette « civilisation de consommation » est une civilisation dictatoriale. En somme, si le mot de « fascisme » signifie violence du pouvoir, la “société de consommation” a bien réalisé le fascisme. »

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