La vanité dans l’œuvre de Dino Buzzati

Dino Buzzati est le représentant le plus fameux de la littérature fantastique italienne du XXe siècle, avec Italo Calvino, malgré l’absence de tradition littéraire en ce domaine au siècle précédent. Ses récits les plus connus en France, Le Désert des Tartares et le recueil de nouvelles intitulé en France Le K, font la part belle au surnaturel et aux contes. Cependant, contrairement au fantastique français ou germanique, le fantastique italien, lorsqu’il renoue avec le folklore, sert un propos foncièrement ironique, voire satirique. Comme le soulignait Stéphane Lazzarin dans le cahier Transalpina « L’ombre et la forme », le fantastique italien est un genre littéraire qui a brûlé les étapes, passant de la littérature souterraine à l’intellectualisme sans véritable intermédiaire. Les qualités indéniables de l’œuvre de Buzzati témoignent de la réussite de l’entreprise, aussi bien au travers de son style que de l’originalité de ses récits, confirmant qu’un génie national en la matière existait bel et bien dans la péninsule. Les deux ouvrages susmentionnés sont représentatifs de cette qualité, aussi littéraire qu’intellectuelle. Toutefois, force est de constater qu’un thème récurrent fait la spécificité de Buzzati. Qu’il s’agisse du Désert des Tartares ou du K, l’écrivain aborde la plupart du temps la notion de vanité dans ses deux acceptions principales ; celle de toute entreprise vaine et futile comme celle de l’autosatisfaction, ou plutôt de l’orgueil, octroyant à ses récits une dimension très pascalienne. Au final, l’œuvre buzzatienne se révèle être ce fameux genre de nature morte qui porte elle-même le nom de vanité, exhibant la finitude humaine, finitude d’autant plus grande qu’elle est faite de futilités orgueilleuses.

ITE MISSA EST

Le caractère vain des entreprises des personnages de Buzzati est majoritairement présent dans ses nouvelles. Le défunt par erreur, qui narre les péripéties d’un peintre après que sa mort ait été accidentellement annoncée dans la rubrique nécrologique d’un grand journal et qui lui font prendre conscience, au bout du compte, le monde continue de tourner sans lui après l’avoir soigneusement oublié, illustre la futilité qu’use Buzzati avec ironie. C’est encore le cas dans Le K, où le protagoniste, après avoir passé sa vie à fuir le squale, mais tout en amassant des richesses, se rend finalement à la créature mythique et se rend compte qu’il aurait pu avoir tout ce qu’il souhaitait dès sa prime jeunesse s’il ne l’avait pas fui. C’est aussi le cas dans Général Inconnu, où Buzzati évoque la découverte d’un anonyme tombé au combat, et dont on arrive à identifier le grade, la corpulence, l’âge, mais pas l’identité. Inconnu tombé lors d’une guerre quelconque, toute sa formation, toute sa personne, finit par se retrouver anéantie, condamnée au mystère le plus complet.

C’est toutefois dans le Désert des Tartares que l’on retrouve le mieux retranscrit l’entreprise vaine et futile que représente le fort dans lequel Drogo est assigné par l’administration militaire. L’écriture de Dino Buzzati octroie une élasticité au temps, telle que le protagoniste en vient à s’interroger sur la durée de sa présence dans le fort, croyant y être depuis toujours comme à peine arrivé. Cette perception paradoxale du temps est la clef de voûte du roman, regroupant tous les éléments du réalisme magique. Le temps incarnant le facteur surnaturel, laissant le protagoniste dans un cadre contemplatif. La futilité est ainsi double ; c’est l’existence même du fort, et ce qu’il est censé surveiller, que Drogo juge vains, inutile. Pis encore, il finit par prendre goût à sa condition, finissant par espérer que l’invasion tartare aura bien lieu, illustrant la fameuse citation de Nietzsche : « Si tu regardes trop longtemps l’abîme, l’abîme aussi regardera en toi ». Il devient ce qui lui faisait horreur au début du livre, un de ces automates qui errent dans un fort sans but et sans enjeu, en croyant désespérément que la menace si nébuleuse finisse par se réaliser. Sa perception temporelle étant altérée, altération elle-même renforcée par le style de Buzzati qui invite à la contemplation, lorsque l’ennemi arrive enfin aux pieds de la forteresse, Drogo se retrouve trop âgé pour mener bataille et se voit confisquer la gloire dont il rêvait par de jeunes recrues, réduisant à néant tout ce pourquoi il s’était obstiné à demeurer au fort.

VANITAS, VANITATUM, ET OMNIA VANITAS

Or, c’est justement sur ce point que l’on observe la double vanité dont Buzzati se sert pour composer ses récits. Drogo ne voit pas ses rêves seulement anéantis par l’élasticité du temps, ni par la contemplation dans laquelle il s’était égaré, mais aussi par ses rêves de gloire auxquels il s’était tout autant attaché. La vanité dans Le Désert des Tartares est ainsi double ; vanité de l’entreprise de Drogo, et vanité de sa propre personne. C’est peu ou prou ce que l’on retrouve dans la nouvelle La leçon de 1980, où Buzzati décrit les morts chroniques des plus grands dirigeants de la planète, par ordre décroissant, causées par l’action divine. Parmi eux figure le Général de Gaulle, dont Buzzati était l’un des détracteurs, qu’il décrit certes comme vénérable, mais aussi comme despotique. Or, l’ironie propre au fantastique italien révèle ici toute sa cruauté. Le traitement que Buzzati réserva à De Gaulle consiste en un rabaissement de sa personne, mais aussi de sa symbolique. En lui refusant de mourir parmi les premiers, après avoir prononcé sa plus grande allocution, sinon la plus grande de toute l’histoire, Buzzati n’en fait qu’un chefaillon de bas étage, au point de lui refuser la mort promise jusqu’à la fin de la nouvelle, où le vieux président survit envers et contre tout. Buzzati ironise sur le sort de De Gaulle en proportion de la mégalomanie qu’il prêtait au personnage, sa propre vanité étant telle qu’elle lui empêche d’accéder à la mort qui, vue par lui, serait l’équivalent d’une déification à l’image de Quirinus. Le même propos est plus ou moins repris dans la nouvelle À monsieur le Directeur, où un employé d’un journal écrit une lettre d’aveu à son supérieur à propos du succès de ses romans, confiant qu’il n’en est pas l’auteur et le contrat faustien qu’il a conclu avec ce dernier pour obtenir la consécration littéraire dont il rêvait tant. Plus explicitement que dans la nouvelle précédemment mentionnée, c’est directement la vanité du protagoniste qui causera sa perte.

Vue comme une sentence pour les autres, dans ces nouvelles la mort est cependant conçue comme libératrice. Qu’il s’agisse du Défunt par erreur, ou La leçon de 1980, qu’elle s’accomplisse ou non, la mort est vue comme offerte au futur défunt, ou à celui qui espère l’être. Face à la vanité des personnages, elle devient la seule issue sensée et logique pour eux, même quand elle leur est interdite. Elle couronne leur vie, leur œuvre, en incarnant une résurgence nihiliste qui conclut les nouvelles de Buzzati par un « à quoi bon ? » implicite, renvoyant au néant et à l’insensé non seulement ce que ses personnages ont fait ou tenté durant leur vie, comme le dictateur de Et si ?. À la fois concepteur et héritier d’une tradition littéraire du fantastique italien, Buzzati fait de l’ironie son angle d’attaque pour traiter de la vanité. Même quand elle est servie par un style raffiné, l’ironie se terre jusqu’à la chute du Désert des Tartares, quand elle n’agit pas tout au long du récit comme Le Défunt par erreur. Ambigu, cérébral et marginal, le fantastique sous la plume de Dino Buzzati est le même que celui de ses contemporains, mais flirte volontiers avec le réalisme magique, ou parfois avec la science-fiction, comme dans L’Arme Secrète, que l’on pourrait qualifier de fable scientifique, pour faire écho au roman scientifique. Finalement, le fantastique buzzatien pose le fameux paradoxe du genre littéraire, à savoir si ce genre est inclusif ou exclusif, si toute littérature est fatalement fantastique (du moins jusqu’au nouveau roman), ou si le genre correspond à des codes plus rigoristes qu’on l’imagine.

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