Dystopies et utopies, bonnet blanc et blanc bonnet

Les utopies et les dystopies figurent parmi les récits d’anticipation aux accents les plus philosophiques qui soient. Si les premières sont d’ailleurs le fruit d’une réflexion philosophique au même titre qu’un traité d’Aristote, les secondes l’inscrivent dans un récit totalement fictionnel. L’un des points qui fait de la dystopie le contraire de l’utopie est autant situé dans la forme que dans le fond. Alors que l’utopie sert avant tout un propos intellectuel théorisant un idéal ou une nouvelle vision du monde idéalisée, la dystopie sert une dénonciation ou un avertissement, d’où ses choix formels et esthétiques différents que permet la fiction. 1984 de Georges Orwell ou Le Meilleur des Mondes d’Huxley puisent leur force dans leur mise en scène, plus efficace qu’un développement intellectuel car ils peuvent être lus par tous ; c’est d’ailleurs ce qui en fait des œuvres populaires. Cette popularité de la dystopie s’explique en premier lieu par son appartenance à la Science-Fiction, ce qui en fait aussi bien un genre de l’Imaginaire qu’un genre ayant pour but d’interroger le réel, d’où son apparition tardive dans l’histoire de la littérature ; elle est un genre issu de la crise de la modernité. Les utopies, à l’inverse, sont historiquement l’œuvre de savants, et doivent être placées dans la continuité d’ouvrages comme La République de Platon. En bref, l’utopie relève de l’idéologie tandis que la dystopie relève de l’empirisme, d’où que les premières sont généralement émises par des philosophes et les secondes par des écrivains. Le but  d’une utopie n’est ni d’interroger le réel, ni d’expliquer des concepts ou d’étudier des formes de pouvoir, mais d’expérimenter. La Cité du Soleil de Campanella traduit la quête de la cité idéale, dont l’idée était en vogue lors de la Renaissance, avec la redécouverte des auteurs classiques, comme en atteste la fameuse toile La Cité Idéale, dont on ne sait si elle est l’œuvre de Piero della Francesca ou de Luciano Laurana. Cependant, si l’on a coutume de qualifier la dystopie de « contre-utopie », soit l’inverse de celle-ci tant sur le plan philosophique que littéraire, l’on ne se demande pas suffisamment s’il y a réellement des différences substantielles entre utopie et dystopie ; si les vues sociales et politiques exposées dans les deux diffèrent sensiblement, si, en fait, la différence ne serait que de degré et non pas de nature.

Les utopies seraient-elles des dystopies qui auraient réussi ? Si l’on se concentre sur la mise en œuvre pratique non pas du régime politique mais de la vie de la cité, la première diffère en réalité très peu de la seconde. Toutes deux promettent la même chose, et s’accordent pour avoir une vision absolue de cette même chose dont toute autre interprétation revêtirait une valeur factieuse et que, pour prévenir toute dérive, toutes deux enrégimentent la population pour qu’il n’y ait pas d’autre désir que d’accepter, avec zèle, la mise en œuvre de cette chose-là. Quelle est-elle, cette fameuse chose ? Le bonheur. Utopie et Dystopie promettent toutes deux le bonheur, et le promettent toutes deux de la même façon. Ni l’utopie, ni la dystopie, ne promettent la libération de tout et de tout le monde, l’épanouissement individuel et intellectuel à tous et pour tous ; elles promettent le bonheur. Que ce bonheur soit irrationnel ou rationnel n’y change rien non plus, et il est par ailleurs généralement mis en œuvre en recourant à la logique et la raison, aussi bien dans sa présentation que dans ses mécaniques. Le bonheur promis s’effectue, dans les utopies et les dystopies, par la garantie donnée au sujet de trouver une place dans la société qui lui corresponde. Le bonheur est utilitariste, pas forcément dans un sens matérialiste, mais il procède de l’idée selon laquelle des inégalités naturelles existent et résistent à toute forme de progrès et de développement, et qu’il vaudrait mieux assimiler cela dans le système politique et économique plutôt que de chasser des chimères. Le principe n’est pas de favoriser les inégalités ni de les combattre, mais de les structurer au mieux pour que chacun puisse trouver sa place dans la société, d’éviter qu’il y ait la moindre marginalisation possible. Qu’il s’agisse de produire une vaste fourmilière ou de reconstituer peu ou prou les ordres des oratores, bellatores et laboratores, l’égalitarisme n’est jamais substantiel, sinon en éliminant toute idée de culture, de particularisme, au point parfois de baptiser ses citoyens de numéros. L’égalité parfaite dans l’utopie comme dans la dystopie ne contribue pas à autre chose que la neutralisation de l’altérité, au nom de l’universalisme du bonheur qu’elles prétendent apporter. Il y a d’ailleurs quelque chose d’assez sadien dans l’idée utopique/dystopique du bonheur ; il nie les différences, les sexes, transcende l’économie comme la politique et le politique ; la personnalité des individus tend à disparaître, à s’homogénéiser. C’est justement ici que l’on décèle la nature totalitaire des deux œuvres. En bref, utopie et dystopie ont toutes deux l’ambition d’œuvrer pour le plus grand bien.

La nuance se situe sur un plan somme toute subjectif ; puisque c’est le bonheur qui constitue le fondement de l’utopie et de la dystopie, c’est donc précisément le rapport du sujet au bonheur qui permet de distinguer utopie et dystopie. Que l’origine d’une utopie ou d’une dystopie soit due à une révolution populaire ou passive n’a finalement pas d’importance ; au moment où elles existent pleinement, sont à l’apogée de leur mainmise sur la population, elles ne pourraient au mieux que procéder à des révolutions passives pour se perpétuer ; soit de procéder à des transformations lentes mais certaines de ses structures politiques et institutionnelles pour se préserver de toute contestation sociale, voire révolutionnaire. Cependant, cette possibilité semble aussi hypothétique qu’inique dans le cadre des utopies/dystopies, dans la mesure où toutes deux reposent sur un absolu, arrêté et inactuel. Si l’utopie est une dystopie qui a réussi, alors elle n’a pas besoin de procéder à des changements, fussent-ils progressifs et prudents, tandis que la dystopie étant son penchant pervers, elle ne peut que recourir à la répression, physique dans la plupart des cas, ou passive comme dans Le Meilleur des Mondes. Or, c’est justement le ressenti du sujet envers le bonheur imposé qui fait la différence, et non pas la nature du bonheur en tant que tel. Dans Nous Autres, de Zamiatine, le bonheur imposé a une valeur universelle, totale et absolue. Il est arrêté mais aussi en mouvement ; il constitue dans l’histoire un projet de conquête spatiale, de conversion sans que son principe ne change, et revêt à ce titre une nature quasi-mystique alors qu’il est assuré par une machine ; expression la plus parfaite de la raison et de la logique. Que ce soit dans La Cité du Soleil ou dans Utopia, ce sont les sciences – astrologiques et mathématiques – qui régissent le rôle de chacun, expression de la raison que se veut la plus pure qui soit. Utopie et dystopie ne se contentent pas d’idéaliser leur société parfaite par la rationalisation ; elles font de la raison une idéologie en tant que telle, unique et qui gouverne les aspects de la population, et c’est par cette voie-là qu’est défini le bonheur utopique comme dystopique, puisque finalement il est le même pour les deux ; seules la mise en œuvre ou sa préservation les distinguent. En clair, le bonheur comme valeur utopique comme dystopique ne se discute pas, ne se conteste pas, ne s’interprète pas, justement parce qu’il est le fruit de la logique et de la raison : c’est une constante utopique comme dystopique. Il est admis comme tel par tous, et à ce titre se doit d’acquérir l’adhésion de tous. Son principe est le même que celui que nous évoquions : promettre à chacun de trouver sa place dans la société pour concourir au plus grand bien. Dans une utopie, ce bonheur est plébiscité ; il est réel, admis et revendiqué par tous avec sincérité. Dans une dystopie, il est imposé de force, à l’aide de propagande, de surveillance, de dévoiement de l’appareil étatique pour maintenir l’ordre, aussi bien disciplinaire qu’intellectuel. La dystopie doit recourir à la coercition là où l’utopie n’en a justement pas besoin. Et c’est justement en cela qu’elle surpasse son analogue ; elle n’est pas seulement totalitaire, elle est totalisante.

Si la dystopie en est une, c’est parce que sa vision imposée du bonheur est contestée, ce qui l’empêche de recourir à une révolution passive pour transformer sa structure comme le ferait un régime mixte. Le seul moyen pour elle de se maintenir, à court terme, est la répression de la désapprobation populaire. C’est en cela qu’elle dévoie l’appareil étatique ; elle abuse de son monopole de contrainte physique légitime. 1984 en offre un exemple puissant en ce que la répression de Wilson, le protagoniste, n’est pas que physique. La répression physique dans 1984 n’est qu’un moyen pour accomplir la répression intellectuelle ; elle vise la recomposition de l’esprit de Wilson pour qu’il se conforme intellectuellement à la vision du bonheur imposée. Le Meilleur des Mondes ne repose pas sur un principe différent ; il prévient la réprobation en amont en manipulant les embryons, mais l’eugénisme demeure en soi une répression physique encore plus grave puisqu’elle permet à la dystopie ne pas avoir besoin de recourir à la répression intellectuelle. L’on se trouve cependant toujours dans le rationalisme : ces répressions ne sont pas impulsives ou irrationnelles ; elles sont planifiées, organisées et pratiquées de manière totalement logique et mécanique. Or, ce qui fait que l’utopie est une dystopie qui a réussi, c’est qu’elle n’a pas besoin de recourir à tous ces expédients. Au contraire même, puisque l’État au sens où on l’entend n’existe généralement plus, sans pour autant qu’il ne s’agisse d’un paradis libertaire. Si la société utopique ne dispose pas d’État, c’est simplement parce qu’elle n’en a pas besoin pour se maintenir, s’il existe un dirigeant, c’est alors à l’image de celui de La Cité du Soleil en tant qu’il est le représentant de la Raison sur Terre ; mais l’utopie doit véritablement sa cohésion en ce que sa promesse de bonheur est accomplie et qu’elle continue de s’accomplir pour les générations futures.

Le triomphe de cet accomplissement, qu’il soit, comme nous l’avions dit, dû à une révolution passive ou populaire importe peu ; les conséquences demeurent les mêmes. L’utopie réussit parce qu’elle a pu enrégimenter toute sa population ; non pas en se satisfaisant d’une simple adhésion formelle, mais une adhésion des âmes, qui se sentent réellement transcendées, habitées, par cette promesse et par sa réussite. Le dévouement du sujet au bonheur promis est réel et sans condition dans le cadre utopique, et c’est cela qui fait de l’utopie un régime totalitaire et totalisant ; elle n’est pas remise en question, pas même du plus profond de l’âme du sujet. Si ce sont les moyens de sa mise en œuvre qui distinguent l’utopie de la dystopie, comme susmentionné, l’utopie concentre justement ces moyens par la formation d’un homme nouveau – comme le Solarien dans l’œuvre de Campanella – détaché de tout lien avec le passé, qu’il soit le sien ou qu’il s’agisse du passé en général. N’est-ce pas finalement pour cela que les utopies comme Utopia et la Cité du Soleil sont inaccessibles pour le commun des mortels ? Cet homme nouveau n’a plus de culture sinon celle prévue par l’utopie, qu’il épouse en délaissant celle qui était la sienne ; ce n’est pas le type d’homme nouveau qui compte, mais simplement l’intention d’un modeler un qui découle d’une idéologie fascisante, ce qui la distingue de toutes les autres.

Dans l’utopie comme dans la dystopie, le pouvoir qui a établi le régime, qu’il existe toujours ou non lors du récit, ou qui le maintien est toujours hors du temps ; il semble avoir toujours existé et ne semble pas pouvoir être renversé. Cependant, ce qui semble provoquer un mouvement social de contestation, voire révolutionnaire, dans la dystopie, n’apparaît pas exclusif à elle, puisque la cause doit forcément revenir à la possibilité que le sujet puisse, à un moment où à un autre, se sentir frustré par le bonheur octroyé, et là aussi peu importe que cette frustration soit morale, intellectuelle ou hédonistique, un réveil des consciences ou une appétence économique. Si 1984 se caractérise par un État coercitif qui organise un état d’urgence dont le maintien assure celui du régime totalitaire, ce n’est pas le cas du Meilleur des Mondes dont la pratique de l’eugénisme n’est finalement guère différente de celle des Solariens. La citation que l’on attribue généralement à Huxley vaut finalement aussi bien pour les dystopies que les utopies : « La dictature parfaite serait une dictature qui aurait les apparences de la démocratie, une prison sans murs dont les prisonniers ne songeraient pas à s’évader, un système d’esclavage où, grâce à la consommation et au divertissement, les esclaves auraient l’amour de leur servitude. »

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