Lecture politique de Jules Verne

Curieux paradoxe que celui de Jules Verne : le monde entier connaît ses romans, mais personne ne connaît sa pensée ! S’il y a pourtant bien un type d’auteur qui est politisé, c’est bien celui de Science-Fiction, et en tant que père fondateur du genre, Jules Verne n’a pas échappé à la règle, bien au contraire. Malgré le manque de publicité de ses lettres comme de ses interventions politiques, le lecteur qui voudra fouiller un peu ne pourra que trouver de maigres informations se bornant à présenter Jules Verne comme royaliste, conseiller municipal d’Amiens, et les plus têtus resitueront peut-être son antidreyfusisme. Si la tendance à lisser des auteurs pour qu’ils correspondent à un marché n’en épargne aucun, elle contribue néanmoins à l’incompréhension des auteurs eux-mêmes comme de leurs œuvres parce qu’elle part du postulat que les deux sont dissociables. Les quelques rares essais sur la pensée politique de Jules Verne n’échappent pas non plus à cet écueil, comme en atteste celui de Jean Chesneaux qui s’était échiné à émanciper l’œuvre vernienne de Jules Verne lui-même afin de le condenser dans un moule de pensée qui lui est totalement opposé. Curieuse obsession que d’imaginer des auteurs schizophrènes qui, en tant qu’individu, n’auraient rien à voir avec leurs livres.

Jules Verne a beau être l’auteur français le plus traduit à travers le globe, la propension de vente de ses romans n’a d’égale que l’absence consternante de réflexion à son sujet,  à commencer par la démocratisation de ses propres réflexions. Malgré une introduction intéressante, c’est pourtant à ce curieux exercice que Jean Chesneaux s’était essayé dans son essai Une lecture politique de Jules Verne en déclarant, de façon assez péremptoire, que l’auteur et l’œuvre étaient deux choses différentes, distinctes et que la seconde avait peu à voir avec le premier. Passons sur l’intéressante mythologie qui voudrait qu’une œuvre soit hermétique à son auteur, Jean Chesneaux voulait surtout que Jules Verne correspondît à sa propre idéologie. Pourtant, comme tout auteur, Jules Verne forme un bloc avec son œuvre. C’est une indivision, il n’est pas possible de disjoindre l’un de l’autre, encore moins d’expliquer l’œuvre sans l’auteur. Par commodité, Chesneaux démantibula Jules Verne pour analyser ses romans à l’aune de son paradigme maoïste pour en dresser un grand tableau libertaire imprégné de saint-simonisme, mais en matière vernienne, ce n’est ni une considération crédible, ni même une démarche rigoureuse.

Politiquement, il est difficile d’imaginer un seul instant que Jules Verne fusse porté au partage du même creuset idéologique que Chesneaux, et même de la gauche post-Mai 1968 en général. Contemporain de la Commune, Jules Verne fit part d’observations sévères à Hetzel, partageant la même réprobation que la plupart de ses contemporains romanciers. Dans une lettre datée de 1871, il écrivit ainsi : « Les mobiles tiendront en respect ces énergumènes. La République est le seul gouvernement qui ait le droit d’être sans pitié pour les fauves, puisque c’est le gouvernement voulu par la majorité du troupeau. » Dans une autre lettre à Hetzel, non datée, il renchérit : « Quant à la politique, cela finira. Il fallait que ce mouvement socialiste eût lieu. Eh bien, c’est fait, il sera vaincu, et si le gouvernement républicain montre dans la répression une énergie terrible, comme il en a le devoir et le droit, la France républicaine a cinquante ans de paix intérieure. » Si la Commune peut être estimée comme un sursaut mêlant instincts patriotiques et idéaux socialistes, l’époque la jugea plutôt comme un agent du désordre, et Jules Verne ne se distinguait pas d’une George Sand à ce sujet. Imaginer, à la lumière de ces extraits ou de sa déclaration en 1887 : « Moi, conservateur, je voterai pour Ferry », qu’il fût favorable aux auspices libéraux-libertaires est des plus incongrus. Il réitéra des propos similaires lors d’une session du conseil municipal d’Amiens, ou encore lors de la distribution des prix du lycée de jeunes filles d’Amiens en 1893 dont son discours souligna l’importance à ses yeux du rôle de la femme au foyer : « Que penser de celles qui cherchent à se jeter dans les luttes sociales, à une époque où les purs citoyens sont éclaboussés d’injures, qui prétendent se lancer dans le fracas des affaires ? […] Vous avez à mieux diriger vos aptitudes en rendant agréable le toit familial et le foyer domestique. »

Jules Verne était néanmoins un modéré de son époque ; de ses propos sur la Commune à ce discours en juillet 1893, ils reflètent un imaginaire collectif normal de la fin du XIXe siècle. Son antidreyfusisme allait de pair, ainsi que son adhésion à la Ligue pour la patrie française fondée par Maurice Barrès. Son patriotisme se révèle d’ailleurs nettement dans son œuvre littéraire, en tête les 500 millions de la Bégum où Franceville illustre à elle seule son exaltation du mode de vie français ainsi que de l’hygiénisme, dont l’opposé est l’esprit germanique qu’il résume à une prédation industrielle et impérialiste nihiliste. Ce faisant, le rapport de Jules Verne à la modernité ne va pas de soi mais semble au contraire ambivalent. Paris au XXe siècle, son premier roman qui fut rejeté par Hetzel, décrit un Paris dystopique où les artistes se retrouvent marginalisés par une société qui ne mesure la valeur que sous l’angle du numéraire, de l’utile. Hetzel le jugea trop négatif, à rebours de l’air du temps qui vivait sa deuxième révolution industrielle et l’enthousiasme envers le progrès technologique qui allait de pair. Cependant, Jules Verne revint sur cette problématique de la valeur artistique au sein d’une société consacrant la valeur de l’argent dans L’Île Flottante, où après l’art, ce sont les artistes eux-mêmes qui finissent par être réifiés. En soulevant une problématique intéressante au sujet de l’art et des artistes en les transformant en marchandises sur lesquelles il est possible de spéculer, Jules Verne entrouvrit la question de savoir si l’art est consommable ou non. De la même façon que l’on pourrait se pencher un peu plus sur la fin ironique qu’il donna à son île volante, laquelle suffit à estomper les derniers soubresauts d’une interprétation foncièrement libertaire ou saint-simonienne de l’œuvre comme du personnage. La chute qui sonne la fin de l’hégémonie bourgeoise de l’île volante n’est pas le grand soir auquel des gens intelligents comme Jean Chesneaux devaient penser, mais elle est substantielle à l’esprit conservateur de Jules Verne, résumé par les dernières lignes de L’Île à hélice : « n’est-il pas défendu à l’homme, qui ne dispose ni des vents ni des flots, d’usurper si témérairement sur le Créateur ? »

Sans doute le cœur de l’aporie intellectuelle qui consiste à penser que Jules Verne soit susceptible de sympathies libertaires est-il dû à un raisonnement binaire qui se représente le monde des idées en blocs grossiers. Que Jules Verne fut méfiant à l’égard du capitalisme, et carrément pessimiste envers l’avenir du progrès qui s’est confondu avec le développement lors de la révolution industrielle – ce que Jules Verne semble avoir saisi contrairement à un H.G. Wells – est plausible. Face au drapeau peut ainsi sembler prémonitoire parce qu’il semble rétroactivement annoncer la crise de la modernité provoquée par la Première Guerre Mondiale en combinant développement technique et industrie d’armement, propos que l’on retrouve aussi dans Les 500 Millions de la Bégum.  En revanche, le raisonnement qui veut associer l’anticapitalisme, aussi modéré soit-il, à un paradigme de gauche – comme le fait Jean Chesnaux – est des plus dogmatiques, parce que cela reviendrait à classer des personnages éminemment de droite comme un Bernanos ou un Evola à gauche aussi sous prétexte qu’ils ont tous contesté le capitalisme ou le libéralisme. Avec des procédés de pensée pareils, il est aussi possible, à l’inverse, d’attribuer des étiquettes politiques de droite saugrenues à des personnalités comme Pasolini ou Péguy sous prétexte qu’ils furent des hagiographes de « la force du Passé ».

Cette remise en ordre des idées permet de mieux comprendre ce que représente un personnage comme Nemo dans l’imaginaire vernien. Il n’est ni anarchiste, ni de gauche, et encore moins écologiste contrairement à ce qu’il est possible de lire sur le personnage. Si l’on revient au roman, Nemo est présenté au lecteur comme un marginal s’étant retiré de la vie des hommes par misanthropie, de même qu’il chasse et utilise les ressources maritimes dans son seul intérêt. Nemo est un anarque ; il peut vivre de la solitude, au contraire de l’anarchiste qui a besoin de sociabilisation, de même, qu’il est sans idéologie politique, il vit pour lui-même avant tout. Il partage un trait commun avec la définition de l’anarque donnée par Ernst Jünger : « Il n’y a pas plus à espérer de la société que de l’État. Le salut est dans l’individu. »

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