Barjavélien ou barrésien ?

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La question du romantisme dans l’œuvre de René Barjavel ne fait aucun doute ; il s’agit du romantisme au sens premier et noble, celui d’un rejet du monde moderne car désenchanté. Cependant, à l’heure des manifestations libertaires des étudiants en Mai 1968, Barjavel glisse vers un romantisme plus proche de son acception actuelle, s’accommodant volontiers de la liberté sexuelle et même du libertinage ; ce n’est toutefois pas cette étrange mutation de sa personnalité littéraire qui nous intéresse, mais bel et bien les sillages antimodernes et hommages à la terre du jeune Barjavel. L’on remarque tout au long de Ravage, et aussi, quoique plus subtilement, dans Le Diable l’Emporte, que la dialectique barjavélienne est fortement teintée de la pensée barrésienne, voire du mouvement Blut und Boden (« le sang et la terre ») ; non seulement dans son amour de la terre, du contraste entre province et capitale, mais aussi dans la critique envers la société du spectacle, qui dénaturerait l’Homme lui-même au profit d’un monde totalement artificiel. Plus avant, la conclusion de Ravage laisse entrevoir aussi un luddisme dont il est toutefois difficile de dire s’il est présenté sérieusement ou comme autodérision du modèle symétriquement opposé à celui que l’auteur dénonçait au début de son récit, en supposant donc une certaine équivalence entre eux.

Si l’on utilise fréquemment le qualificatif de « barjavélien » pour désigner une œuvre proche, dans l’esprit ou la forme, de René Barjavel, l’on ne se penche néanmoins pas assez sur la pertinence de pareil qualificatif sur l’œuvre de l’auteur lui-même. Or, les premiers récits de science-fiction (quoiqu’on parlât toujours à l’époque de roman scientifique) de René Barjavel font appel à des références subtiles dont ses histoires ne sont que des applications imaginaires, mais plausibles. C’est notamment le cas de Ravage, que l’on pourrait assimiler aux courants romantiques nationalistes du début du XXe siècle. Ainsi, l’on trouve cette thématique très barrésienne qu’est la terre, comme berceau, mais aussi comme enracinement. C’est la terre qui est porteuse des traditions, et la terre qui constitue pour l’Homme une planche de salut contre les turpitudes de la société du spectacle ; elle est la lanterne qui nous éclairera toujours dans les ténèbres du modernisme bien-pensant. C’est précisément cela que l’on retrouve dans Ravage, où Paris est présentée sous les atours d’une cité décadente, car gangrénée par l’obsession de la notoriété et du superficiel. Les artistes n’existent plus, et les quelques résistants qui s’y trouvent encore se trouvent dépeint comme d’étranges marginaux, assez réactionnaires, mais somme toute tolérés, car folkloriques, comme une inversion des valeurs qui conforterait l’hégémonie culturelle d’hédonisme de masse.

C’est justement cette dénonciation véhémente du déracinement causé par une société du désir, et donc de consommation, « qui leur fait élire, comme le seul acte existentiel possible, la consommation et la satisfaction de ses exigences hédonistes » (Pasolini, in Lettres Luthériennes), mais aussi qui dresse un mépris envers les valeurs préconsuméristes, car contraires à celles véhiculées par l’hédonisme ambiant. Si René Barjavel s’attarde autant à exposer l’état d’une société moderne, c’est pour répondre aux impératifs d’anticipations de tout roman de science-fiction, notamment à l’époque où cette forme d’incipit était très courante dans le roman scientifique. C’est aussi un moyen pour lui, comme tout écrivain concevant la littérature comme moyen de confronter le réel, de pointer les dangers de ce qui, à l’époque, était les germes de la société de consommation et du libérisme. C’est ce qui constitue l’élément critique de Ravage contre le déracinement. Toutes les péripéties du livre ne servent en réalité qu’à accréditer le bon sens de l’enracinement d’une part, mais aussi de la pureté et la virilité de la province et son train de vie sobre, voire austère, incarné par le protagoniste, tandis que la ville, ou métropole, rongée par la débauche d’artifices, est incapable de se sauver elle-même, jusqu’au dénouement final.

Le procédé est similaire dans Le Diable l’Emporte, quoique le propos soit volontairement cynique et parfois comique. À l’inverse de Ravage où Barjavel emprunte un ton grave, bien qu’il soit parfois difficile de savoir s’il ne s’agit que d’une posture, son dernier roman de science-fiction post-apocalyptique tourne allègrement au ridicule l’hubris des sociétés modernes, notamment dans sa formidable anticipation des OGM dont il exacerbe les dérives possibles en imaginant une poule géante qui détruit un stade de football. Cependant, la critique barrésienne du déracinement demeure en filigrane dans le récit ; tandis que d’un côté le lecteur suit les péripéties d’États infantilisés, car obnubilés par la Technique, Barjavel lui montre d’un autre côté les folies eugénistes de scientifiques retranchés dans une cité pétrie de progrès technique, dont le seul but est la déshumanisation la plus totale afin de créer un « homme parfait », lequel ne finit plus qu’à répéter mécaniquement qu’il est heureux.

Cela étant, il se pose une autre question sur la dimension barrésienne de l’œuvre de  Barjavel. S’il joue longuement de l’opposition entre l’enracinement et du déracinement, du fameux « je préfère mon village à ton village » de Barrès, la conclusion de Ravage comporte plusieurs niveaux de lecture. La première, c’est la possible critique de Barjavel à l’encontre de l’extrême opposé de la société narcissique et libidinale qu’il dénonçait au début du récit ; soit l’idée d’une équivalence entre icelle et une société qui, à force de rejeter le progrès, en deviendrait rétrograde et totalitaire, comme une mutation du Léviathan.

La seconde lecture possible demeurerait dans un possible premier degré ; à savoir que dans cette hypothèse, René Barjavel ne présenterait en réalité aucune ambiguïté, et aurait promu véritablement un monde foncièrement décroissant, austère et patriarcal (au sens castrateur et tyrannique). Si tel était le cas, la lettre de Ravage dépasserait l’esprit barrésien pour se rapprocher au plus près de l’idéologie du mouvement allemand Blut und Boden des années 1920, signifiant littéralement « Le sang et le sol », qui prônait un retour similaire à la terre et, comme la fin de Ravage, une limite démographique non seulement nationale, mais locale, de sorte que les villes soient l’exception et les villages la norme. Cela serait pour certains à mettre en lien avec l’époque trouble de l’Occupation où Barjavel fit publie Ravage, mais aussi Le Voyageur Imprudent sous forme de feuilleton dans le journal collaborationniste Je suis partout. À la fin du conflit, il sera publiquement dénoncé par le Comité National des Écrivains, en même temps que Robert Denoël. Cet épisode nébuleux de la vie de Barjavel n’a toutefois jamais confirmé ou infirmé un penchant nationaliste de l’écrivain, penchant qu’il finirait de toute manière par délaisser au fil de sa vie. Si Barjavel était plus barrésien que Barrès dans les années 1940, il n’en resta plus une trace à la fin de sa carrière littéraire.

 

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