Hégémonie dunsanienne

Bien que largement méconnu en Europe – en dehors du monde anglo-saxon bien sûr – il est pourtant manifeste que Lord Dunsany joua un rôle d’hegemon au sein de ce qu’on nomme la fantasy. Il n’est pas un auteur célèbre, de Lovecraft à Tolkien, qui ne soit pas redevable au XVIIIe baron de Dunsany ; toutes les créations qui recouvrent ses œuvres ont influencé profondément la fantasy britannique, puis étasunienne – qui produisait au début du XXe siècle ce qu’on appelle la Sword and Sorcery – et notamment chez Tolkien, dont le fameux  Ainulindalë doit tout au recueil Les Dieux de Pegāna, mais aussi Lovecraft qui lui consacrera une entrée élogieuse dans son fameux essai Épouvante et Surnaturel en Littérature.

LORD DUNSANY, PÈRE FONDATEUR

Il n’est évidemment pas question de déterminer quel serait le premier auteur historique de fantasy; cette question ridicule appellerait à remonter dans le temps indéfiniment, puisque l’imaginaire humain a toujours fantasmé des créatures fantastiques, des mondes secondaires, etc. dont les mythologies témoignent largement, sans compter les récits médiévaux comme les Matières ou de la renaissance tels que Roland Furieux ou La Divine Comédie, ou tout simplement les contes de fées.

Lord Dunsany peut cependant être qualifié de père fondateur de la fantasy moderne, c’est-à-dire telle que nous la connaissons aujourd’hui. Ce sont ses récits et sa vision de la fantasy (dont l’acception anglo-saxonne correspond peu ou prou à ce que nous surnommons l’imaginaire, dans sa dimension littéraire) qui forgèrent le genre, n’en déplaise aux fans assidus qui voient en Tolkien l’alpha et l’oméga de la fantasy (titre qu’il mépriserait fort probablement par ailleurs). Lovecraft relevait avec justesse dans Épouvante et Surnaturel en Littérature que Lord Dunsany fut « inventeur d’une nouvelle mythologie, promoteur d’un surprenant folklore, Lord Dunsany reste attaché à un monde étrange d’une fantastique beauté, et voué à la lutte éternelle contre la grossièreté et la laideur des réalités diurnes. »

En réalité, Lord Dunsany fut l’un des premiers auteurs modernes à élaborer ce que Tolkien nomma le « monde secondaire ». Qu’il s’agisse de la mythopoétique des Dieux de Pegāna, qui inspira aussi bien les Grands Anciens à Lovecraft que les Ainur et Ilúvatar à Tolkien que de l’édifice d’un monde imaginaire disposant de sa propre cohérence jusqu’aux contes relatant les aventures les plus modestes. Les contes de Lord Dunsany enrichissent tous, à leur façon, cette cohésion du monde secondaire.

UNE PASSERELLE DU CONTE À LA FANTASY

Mais si Lord Dunsany se caractérise par sa conception du « monde secondaire », il demeure néanmoins très attaché aux contes et à leur folklore. Les récits de Lord Dunsany ne comportent pas d’elfes comme en comporte Le Seigneur des Anneaux, mais le petit peuple, largement occulté aujourd’hui par la débauche de mauvaises copies de Tolkien. Ainsi, La fille du roi des Elfes ou Les cousines du peuple elfin se démarquent fondamentalement des œuvres de fantasy de Tolkien et postérieures en ce qu’elles mettent à l’honneur des fées, des sorcières, ou des trolls (tels que ceux du petit peuple et non ceux de l’univers de Tolkien). C’est d’ailleurs un point fondamental qui distingue Lord Dunsany de Tolkien ; alors que ce dernier fit du Seigneur des Anneaux une œuvre « chrétienne » au sens philosophique (l’auteur le confesse lui-même dans une lettre à Robert Murray en parlant du Seigneur des Anneaux comme une œuvre « fondamentalement religieuse et catholique », même si philosophiquement elle est plus proche à certains égards du Déclin de l’Occident de Spengler), Lord Dunsany demeura attaché au folklore issu du paganisme – celtique en partie – et donc à l’imaginaire des contes. De même, si Lord Dunsany déplore aussi le désenchantement du monde (comme plusieurs de ses contemporains, tels que Chesterton), il le fait en mettant en scène un dualisme entre le monde magique et le monde moderne, là où Tolkien rejette l’industrialisme en lui conférant un avatar maléfique et nihiliste.

UN LANCEUR D’ALERTE OCCULTÉ

La critique dunsanienne du désenchantement du monde est plus subtile, car plus poétique ; il ne cherche pas à narrer l’affrontement de légions d’orques et de leurs machines de guerre contre des civilisations proches de la terre comme les hommes ou les Elfes dans un monde totalement imaginaire, mais directement par le contraste entre le magique et le moderne, tel qu’on le voit dans Les cousines du peuple elfin. Même L’Épée de Welleran, qui se penche sur le déracinement, est plus proche du réel dans la mesure où Lord Dunsany reprit la forme du conte pour communiquer son postulat au lecteur. Il n’y a donc pas de jugement de valeur direct, car le mode de narration y joue un rôle plus subtil que la confrontation chère à Tolkien. En cela, Lord Dunsany reste fidèle à la dialectique allégorique propre aux contes de fées qu’est la conservation d’un monde en train de mourir ou l’avènement de nouvelles valeurs.

Cette critique contre le désenchantement du monde prend une tournure plus dramatique lorsque Lord Dunsany s’essaya à la Science-Fiction, notamment dans La Dernière Révolution, écrite au début des années 1950, où il imagine qu’après toutes les révolutions techniques et technologiques, la dernière – aussi bien au sens chronologique que celle avant le déluge – sera l’intelligence artificielle. Avec angoisse, le baron de Dunsany livre une fiction où il fait part de toute son anxiété quant à l’apparition des premiers ordinateurs et leur potentiel pouvoir de remplacement de l’homme. Le narrateur, dans lequel il se projette, se trouve effrayé par la création de l’un de ses amis qui est un robot, parfaitement autonome et capable de s’améliorer, aussi bien physiquement que de développer exponentiellement sa propre intelligence. Il l’assimile d’ailleurs successivement, dans le récit, à un « Frankenstein » ou directement à une monstruosité. Lord Dunsany s’appropria ainsi parfaitement les codes de la Science-Fiction comme littérature du réel, il s’interroge sur la capacité qu’ont les machines à se passer de l’homme – angoisse qui atteint sa quintessence lorsque l’ami du narrateur lui confirme que les machines peuvent parfaitement se reproduire par elles-mêmes – mais aussi en se posant cette question angoissante dans le chapitre IV que nous devrions aussi nous poser: « Pouvaient-ils se multiplier encore plus ? Et si c’était le cas, où serait la limite ? De toute la zoologie, je ne connaissais qu’une seule et unique limite à la reproduction, et cette limite était l’ennemi d’une espèce. Quels ennemis ces monstres de fer auraient-ils ? »

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