L’articulation mémoire-temps dans l’œuvre dunsanienne

La spécificité de la fantaisie dunsanienne se situe notamment dans l’articulation qu’elle fait entre le temps et le merveilleux, et notamment dans la mémoire. Les contes de Lord Dunsany regorgent de légendes ou de souvenirs dont les personnages se font les hérauts ; de sorte que le rapport au temps se trouve justement conditionné par la mémoire desdits personnages quant aux récits qu’ils narrent ou aux aventures qu’ils vivent. C’est par exemple le cas du fameux conte L’Épée de Welleran, qui met bien en évidence le rapport entre temps et mémoire, et l’élasticité du premier comme corollaire de la prégnance de la seconde. Ce rapport peut aussi se révéler inactuel, au sens où il est donné au lecteur la sensation de lire le mythe d’une cité oublié alors qu’elle est bien actuelle au moment du récit, mais dont la place dans la mémoire collective la rend intemporelle, ce qui est le cas de La Chute de Babbulkund, dont la chute rend justement le rôle de la mémoire dans l’œuvre dunsanienne très particulier. « L’homme de l’avenir sera celui qui aura la mémoire la plus longue », disait Nietzsche ; la fantaisie de Lord Dunsany reprend cette maxime à sa façon, mais pour la distordre plus que pour l’affirmer.

L’ascendant que prend la mémoire sur la temporalité, et donc la relation qu’entretiennent les hommes avec le temps, est notamment illustré dans L’Épée de Welleran. Dans ce récit, le souvenir des anciens défenseurs, dont le légendaire Welleran, de la cité de Merimna, fait à lui seul office de cohésion sociale, mais aussi de crainte des anciens envahisseurs, qui restent toujours éloignés des remparts au moment où se déroule le récit. Deux choses sont intéressantes à relever pour illustrer ce façonnage du temps par la mémoire : la première concerne l’intemporalité fixée par la mémoire. Qu’il s’agisse aussi bien des habitants de la cité que des envahisseurs, le souvenir de Welleran et de ses camarades qui sauvèrent Merimna donnent une élasticité extraordinaire au temps. Si au moment de la nouvelle plusieurs siècles se sont écoulés depuis la fameuse bataille, la mémoire rend cet écoulement relatif, voire inexistant. Les vigies continuent inlassablement de chanter la gloire de ses anciens héros, tandis que les envahisseurs croient toujours en leur existence lors de leurs escapades près des remparts. La deuxième chose concerne l’atavisme, qui occupe une place centrale dans le conte. Bien que la mémoire agisse comme facteur de cohésion sociale, aussi bien à Merimna que chez les barbares, elle engendre un habitus, voire un tabou, auquel il est prêté une dimension sacrée. Les vigies qui chantent inlassablement les mêmes chants chaque soir, mais sans armes, où les visites des habitants au musée qui expose les armes des anciens héros, ne recouvrent plus qu’un rôle vaguement folklorique, comme des bizarreries d’un autre temps qu’on se plaît à contempler sans en saisir le sens. Si pour les habitants de Merimna l’invasion semble effectivement lointaine, le travail de mémoire, aussi totalisant soit-il dans leur vie quotidienne, ne leur est plus appréhensible, mais la temporalité s’en retrouve affecté, de sorte que la cité semble suspendue dans une bulle où tout se répète incessamment.

Le cas des descendants des envahisseurs diffère légèrement. Ce qui n’est plus qu’un héritage atavique à Merimna devient chez les tribus barbares un tabou scrupuleusement respecté jusqu’à ce que les dernières générations décident de s’approcher des pieds de la cité afin de constater la disparition des anciens héros. Une confrontation a d’ailleurs lieu entre la perception du temps des plus vieux, similaire aux habitants de Merimna, et les plus jeunes pour qui la bataille fait partie d’un temps définitivement révolu, voire mythique (et ne revêt donc guère plus qu’une valeur folklorique). Cette importance de la mémoire qui influe directement sur la perception du temps dans l’œuvre dunsanienne touche aussi une autre dimension, qui est celle de l’enracinement.

Le cas de La Chute de Babbulkund est légèrement nuancé. Premièrement parce qu’il s’agit exclusivement d’un récit descriptif narré par un tiers à des aventuriers ; la cité n’est jamais vue directement par les protagonistes, qui ne la connaissent qu’au travers des hagiographies du narrateur. Secondement parce que sa fin tragique lui octroie une dimension inactuelle, hors du temps. Soumise à une malédiction dont le conteur est l’exécuteur malgré lui, ce dernier décrit ainsi la cité comme si elle n’existait déjà plus bien qu’elle soit encore sur pied au moment des bivouacs où il décrit la cité fabuleuse (cela n’est pas sans faire rappeler l’histoire de Carcassonne du même auteur, à la différence près que les protagonistes parviennent à la cité) La destinée tragique de la cité fait donc que sa mémoire, telle qu’exposée dans le récit, la présente déjà comme disparue, voire comme un lointain souvenir. La fin du récit joue donc sur un paradoxe : décrire une cité légendaire, mais existante pour finalement ne pas en trouver la trace au moment où elle était censée se matérialiser dans l’histoire. Cela désamorce la possible frustration du lecteur, puisqu’il fut conditionné tout au long du récit par un mode de narration qui lui décrit de manière irréaliste une cité réelle ; le destin de Babbulkund rejoint ainsi sa matière légendaire, et non l’inverse – ce qui induit un autre paradoxe, puisque Lord Dunsany opéra ici une inversion du mythe de la cité perdue, Babbulkund succédant à sa légende alors qu’habituellement c’est la légende qui procède de la disparition de la cité.

Les contes de Lord Dunsany utilisent en effet souvent un narrateur qui a pour rôle-fonction de décrire les cités ou légendes fabuleuses à des voyageurs ou curieux. Quand ce narrateur n’est pas incarné tel quel dans le récit, c’est Lord Dunsany qui emprunte ce mode de narration, comme dans Le Temps et les Dieux dont la création de l’univers est sans doute la principale inspiration de Tolkien pour l’entame de son Silmarillion.

Toutefois, dans des contes fantastiques qui s’intéressent aux hommes, la mémoire ne joue pas ce rôle de mythopoïétique, mais bien de lien entre le passé des hommes et leur devenir. L’Épée de Welleran illustre notamment le poids du passé comme déterminisme, du fait que sans le passé glorieux de la cité et les spectres des héros, auxquels tous les habitants s’identifient – par obligation sociale – la dernière attaque des barbares aurait probablement réussi. L’enracinement n’a pas qu’une valeur symbolique ici, il s’incarne lui-aussi dans la réalité des personnages. Cet enracinement se construit en opposition à la réalité contemporaine de Lord Dunsany ; comme le disait José-Louis Borgès : « Les contes de Dunsany rejettent avec autant de dérision la justification allégorique que la justification scientifique. Ils n’aspirent pas non plus à l’examen solennel des charlatans de la psychanalyse. Ils sont, tout simplement, magiques. » Cette opposition s’illustre notamment dans le conte La cousine du peuple elfin, où Lord Dunsany exprima toute la désillusion qu’engendre fatalement la modernité. Le conte insère subtilement et poétiquement l’opposition entre le monde magique des fées et le monde moderne désenchanté, dont une fée rêvait de s’intégrer car lasse des bois enchantés dont elle était originaire. Or, elle découvrira la misère sociale, la destruction de la nature par l’industrialisme, mais surtout l’aridité humaine, gouvernée par la société du spectacle, déjà. Dans La cousine du peuple elfin, le baron joue aussi sur une singularité temporelle ; l’existence d’un ancien monde, archaïque, et le monde moderne, tautologique puisque le bienfondé de la modernité serait la modernité elle-même. Cette coexistence est toutefois fragile, puisque le conte expose nettement la conquête de la nature par l’homme ; il serait d’ailleurs possible d’y interpréter une autre opposition – fut-elle uniquement littéraire – entre le paganisme, vénérant la nature, et le judéo-christianisme, voulant la soumettre.

L’on pourrait rapprocher ce conte évidemment du propre dégoût de Tolkien pour l’industrialisme, mais aussi de la citation suivante de Charles Péguy : « Pour qui a quelque idée de ce que c’est que la grâce, le véritable problème n’est pas de la grâce. Le véritable problème est de la disgrâce et de l’ingratitude. » Bref, pour Lord Dunsany aussi, « ce qui est dangereux, c’est ce grand cadavre mort du monde moderne. »

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