Contre le monde, contre la vie : extension du domaine de l’imaginaire

En 1988, Michel Houellebecq qui n’a que trente ans et n’est pas encore devenu l’écrivain que nous connaissons, s’attelle à la rédaction d’un essai sur l’œuvre et la personne de Howard Philips Lovecraft qu’il a découvertes en pleine adolescence. C’est un exercice intéressant à double titre : d’abord parce qu’il n’est pas si fréquent de voir un écrivain, même en herbe à cette époque, se pencher avec une telle passion sur le travail et la vie d’un autre écrivain. Houellebecq montre une réelle admiration sincère pour Lovecraft, sans flagornerie ou travestissement de la vérité, avec intelligence. Le deuxième aspect digne d’intérêt, entre autres, est qu’au cours des quelque cent-cinquante pages de ce petit livre, Michel Houellebecq, de manière sans doute inconsciente au moment de la rédaction, jette les bases de sa propre littérature à venir. Il nous expose en creux sa dimension lovecraftienne dans une mise en abyme posée en toile de fond.

L’EXORCISME DE MICHEL H.

Ce court essai agit clairement comme une forme d’exorcisme pour Houellebecq qui a sans doute eu besoin de s’exprimer sur l’influence que Lovecraft a pu avoir sur sa vie, pour mieux la maîtriser et parvenir à écrire ses propres livres, trouver son identité littéraire. D’ailleurs, dans la préface de l’édition J’ai lu, datée de 1998, il précise avoir écrit ce livre comme un premier roman. Tout un symbole. Le titre en lui-même, Contre le monde, contre la vie, au-delà de résumer le caractère profond des travaux de Lovecraft, préfigure l’esprit qui guide Michel Houellebecq au fil de sa plume depuis trois décennies. Sans atteindre les tréfonds noirs de HPL, on peut dire que l’œuvre houellebecquienne est marquée du sceau du désenchantement sur le monde occidental actuel. D’ailleurs, cela commence très fort avec Extension du domaine de la lutte (1994, chez Michel Nadeau). Le personnage principal trouve sa vie terne, sans intérêt, et souhaite parfois la mort. Dans ces moments, Lovecraft se tient presque par-dessus l’épaule de MH, l’horrifique en moins.  Michel Houellebecq cite bien volontiers des écrivains qui ont tenté de se mettre, avec plus ou moins de succès, directement dans les pas de Lovecraft –Frank Belknap Long, Robert Bloch, Lin Carter- avec certains desquels l’auteur de L’Appel de Cthulhu entretenait une correspondance. Loin de les décourager dans leurs tentatives, HPL cherche toujours à comprendre les motivations de ses « disciples » de la première heure. Il ne saisit pas encore la portée et l’influence de ses textes –l’a-t-il d’ailleurs jamais fait ? Il leur répond personnellement par des lettres extrêmement polies, pleines de conseils précis quant à leur écriture. La correspondance justement. Comme nombre de ses contemporains, Lovecraft écrivait beaucoup ; on recense près de cent mille (!) lettres, dont certaines atteignent les quarante pages. Dès lors, il était essentiel pour Houellebecq de se plonger dans ces écrits recelant des trésors d’informations sur leur auteur. Pour mémoire, il serait intéressant de tenter de rassembler la correspondance d’un écrivain d’aujourd’hui –Houellebecq par exemple- à l’ère du numérique. Sans vouloir préjuger, il est presque certain que des courriels rédigés électroniquement ont moins de charme qu’une lettre manuscrite. Ou quand l’utilitarisme gagne sur la profondeur… Passons !

LETTRES DE L’AU-DELÀ

Jusqu’à sa mort en 1937, Lovecraft a correspondu avec des amis, des écrivains, leur racontant ses pensées, sa vision du monde. Paradoxalement, en raison principalement de difficultés financières récurrentes, HPL n’aura que très peu voyagé durant sa vie alors que son œuvre littéraire invite au dépaysement intellectuel et quasi physique comme nulle autre. On peut voir dans cette « absence de mouvement » terrestre une cause secondaire à cette volonté d’aller au-delà de l’espace et du temps. L’imagination demeure un moyen d’évasion imparable dont HPL porte haut les couleurs grâce à une qualité stylistique particulière. Nous reviendrons sur le caractère hideux de ses récits et nouvelles. HPL n’a jamais quitté l’Amérique, il n’a pour ainsi dire presque jamais quitté le Rhode Island, à l’est du pays. Une incursion de quelques mois à New York dans les années 1920 a provoqué chez lui un double choc : une véritable extase devant l’architecture déjà gigantesque de la ville et la révélation violente d’un racisme irrépressible au contact des populations afro-américaines. Certaines lettres citées par Houellebecq sont de véritables morceaux de bravoure littéraire sur ces deux sujets, empreints d’emphase, de bestialité et de poésie.

MH considère à juste titre que l’expérience new-yorkaise de HPL a contribué largement au développement de ce qu’il appelle les « grands textes » -la nouvelle Dans l’abîme du Temps, ou La Couleur tombée du ciel… – dont la rédaction commence après 1929. Il est utile de noter que HPL, marié presque par hasard en 1924 à la délicieuse Sonia, divorce à peine quelques années plus tard et retourne à sa solitude de Providence. Cette solitude dans laquelle il se recroqueville comme à l’intérieur d’une chrysalide renfermant des papillons de cauchemars sera sa seule compagne jusqu’à la fin.

ARCHITECTURES FLAMBOYANTES CONTRE TITRES ARCHITECTURAUX

 Michel Houellebecq note avec intérêt les descriptions architecturales de cathédrales gigantesques et immémoriales, pleines de détails tous plus horribles et fascinants, que HPL se plaît à rédiger sur plusieurs longs paragraphes parfaitement maîtrisés, avec un vocabulaire riche. Les images naissent toutes seules dans l’esprit du lecteur happé par le rythme des mots et des phrases. La terreur se fraye un chemin vers le lecteur à travers ces bâtiments froids, magnifiques et lugubres brossés sous plusieurs angles, souvent sous une lumière blafarde, parfois sous un ciel d’azur. Comme le dit Lovecraft lui-même, les immeubles de Manhattan ont laissé une empreinte indélébile dans son esprit d’architecte né. S’il a pu ressentir de telles émotions à la vue de bâtiments modernes, on n’ose imaginer ce que l’intellect de HPL aurait pu concevoir après avoir visité la Chapelle Sixtine ou Notre-Dame de Paris…

De son côté, le feu follet lovecraftien de Michel Houellebecq s’est exprimé à travers les titres de ses livres qui empruntent beaucoup au vocable technique de l’architecture : Extension du domaine de la lutte, Plateforme, Configuration du dernier rivage, La Carte et le Territoire. On ne pouvait passer à côté des Particules Elémentaires –qui aurait dû obtenir le Prix Goncourt 1998 en lieu et place de Confidence pour confidence de l’ennuyeuse Paule Constant- citées expressément dans l’essai à la page 35 : « L’univers n’est qu’un furtif arrangement de particules élémentaires. Une figure de transition vers le chaos qui finira par l’emporter. » Voilà une bonne exégèse de l’œuvre littéraire de Michel Houellebecq, en somme.

LES CHOSES ORGANIQUES

Howard Philips Lovecraft était authentiquement raciste. Ce n’est pas rabaisser son œuvre que de dire cela, au contraire, c’est une clé de compréhension supplémentaire sur son univers défiant l’imagination. Le séjour new-yorkais a été un véritable chamboulement dans tous les sens du terme pour HPL : lui, le solitaire complètement désintéressé par les questions du sexe –sa correspondance le démontre et l’absence totale de sexualité sous quelque forme que ce soit dans ses écrits l’atteste- se retrouve marié, dans une ville aux proportions gigantesques, au milieu de « choses organiques […] de monstrueuses et nébuleuses esquisses du pithécanthrope et de l’amibe, vaguement modelées dans quelque limon puant et visqueux résultant de la corruption de la terre […] »  Même dans le contexte américain un siècle en arrière où la ségrégation raciale est omniprésente, de tels propos sont « extraordinaires », autrement dit ne sont pas selon l’ordre commun. Dans l’expression de ses névroses, Lovecraft parvient aussi à se distinguer avec brio. La hideur magnifique, l’horreur extatique –notez les oxymores à dessein- des textes de Lovecraft sont nourries de ses obsessions. Il est persuadé d’assister à la fin d’un système de choses et, plutôt que de l’affronter dans la vie réelle, il la transcende dans de superbes narrations désespérées et merveilleuses où le personnage principal n’échappe pas à son destin de victime. Michel Houellebecq se permet de supposer que Lovecraft a « raté sa vie »,  mais a « réussi son œuvre » en contrepartie. Difficile de le suivre sur ce premier point, car que signifie « rater sa vie » ? Comme disait Jean Yanne, l’important n’est pas de réussir sa vie, mais de rater sa mort. Lovecraft a vaincu la mort dans ses écrits où le temps évoqué confine à l’immortalité à l’échelle de nous autres, pauvres humains. Qui d’autre que lui peut parler d’une « roche de mille millions d’années » sans que ce soit ridicule ?

LA VIE CONTRE LA MORT

Dans la vie réelle, la mort rattrape HPL le 15 mars 1937, victime d’un cancer de l’intestin. Il a 47 ans. Il n’aura pas eu le temps de constater à quel point son univers littéraire passe au-delà du monde, des modes, de toutes choses. La flamme s’allume en France en 1954, grâce à Jacques Bergier qui publie les longues nouvelles L’abîme du Temps et La Couleur tombée du Ciel dans la collection Présence du Futur chez Denoël. Un mythe fondateur a enfin atteint les rives de l’Europe et de la France. Il ne nous quittera plus.

Houellebecq est toujours parmi nous, à assister à la lente décrépitude des choses de ce côté-ci de l’hémisphère Nord, à nous l’expliquer livre après livre avec humour et désespoir, phobie parfois, mais paradoxalement sans résignation. Moins brutal que HPL qui aurait sans doute détesté notre époque plus encore que son premier quart du XXe siècle, MH adopte une certaine douceur correspondant à l’état d’esprit occidental actuel : une grenouille plongée dans une casserole d’eau froide sur un feu brûlant ; elle ne saute pas malgré le danger imminent –et bientôt, elle ne le pourra plus. Concernant le trépas, MH a mis en scène son propre décès dans La Carte et le Territoire, assassiné et décapité par un pervers grave, comme un pied de nez à notre société qui élude volontiers la vieillesse et ses conséquences, mais se délecte de la mort violente dans les films ou les jeux vidéo.  Lovecraft voyait l’inéluctable disparition du monde se produire avec un déchaînement accru ; en réaction, il se réfugia de plus en plus dans un milieu imaginaire peuplé de cauchemars grandioses, un lieu onirique, vaste, intemporel où l’argent et le sexe n’ont pas droit de cité –deux domaines qui n’avaient pas réussi à HPL pour ce que l’on en sait. Débarrassé de ces oripeaux du monde sensible insipide, il pouvait laisser libre cours à ses « divagations verbales » et créer un véritable univers sans frontières, palpitant de peur, perceptible même à travers les odeurs et les sons.

EN GUISE DE CONCLUSION

Lovecraft est né à Providence, dans le Rhode Island, le 20 août de l’an de grâce et de disgrâce 1890. Il y meurt après 47 années passées sur Terre et des millions de siècles rêvés, couchés sur le papier à la main, jamais à la machine à écrire. Osons faire du symbolisme à trois sous et disons que ce lieu de naissance au nom si doux a finalement porté chance à HPL sur le plan artistique. La littérature mondiale peut lui dire merci, car son œuvre a ouvert des possibilités jusque-là inenvisageables ; bien sûr, chaque créateur digne de ce nom est pourchassé par une cohorte de suiveurs qui rencontrent plus ou moins un public, mais c’est le lot des grands auteurs dont HPL fait indéniablement partie, de devenir  une influence, voire une référence. Il aimait la poésie, en écrivait. L’ouvrage Fungi de Yuggoth en est un exemple fabuleux. Ce n’est pas un hasard si Michel Houellebecq a lui aussi écrit de la poésie avant de passer au roman. On garde toujours en soi les émois de l’adolescence. Contre le monde, contre la vie marque le passage dans la vie d’adulte de l’écrivain MH. Désormais, c’est à lui de bâtir son œuvre de ses propres mains. Un proverbe dit qu’on meurt deux fois : le jour de votre mort effective, et celui où votre nom est prononcé pour la dernière fois. On peut faire le pari que le nom de Howard Philips Lovecraft sera encore prononcé dans trois cents millions d’années.

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