Les chemins de France

En 1879, avec les « Les 500 millions de la Bégum », Jules Verne avait utilisé le moyen d’un roman d’anticipation dystopique pour aborder le thème de l’opposition franco-prussienne, quelques années après l’annexion de l’Alsace-Moselle et la proclamation du nouveau Reich dans la galerie des glaces du château de Versailles en 1871, après la défaite de Napoléon III.

Quelques années plus tard, il reprend de façon plus détournée le même thème dans un court roman, d’environ 150 pages, intitulé « Le chemin de France ». Rien de futuriste cette fois-ci. Verne fait au contraire le choix du roman historique, avec pour toile de fond l’année 1792 de la Révolution française.

L’histoire, d’abord publiée sous forme de feuilleton dans Le Temps entre le 31 août et le 30 septembre 1887, sous le titre « Le Chemin du pays », sera éditée dans la collection Hetzel en 1889. Un livre peu connu (selon Olivier Dumas, il s’agit du « plus méconnu des Voyages extraordinaires » pourtant vendu à plus de 10 000 exemplaires à sa sortie), peu édité depuis la fin de la 2nde Guerre mondiale, parfois même calomnié. Sa fiche Wikipédia en dresse ainsi un portrait peu flatteur : « Jules Verne déverse tout son fiel contre les Allemands, qu’il décrit presque tous comme des gueux ». Un jugement pour le moins erroné, pour qui prend soin de lire cette œuvre plutôt nuancée.

C’est une pente facile que de juger après coup les événements qui ont blessé les consciences, qui ont marqué de leur fer, rougi au feu de la guerre, les esprits et les débats d’un temps certes révolu, mais pas sans résonance. Le roman historique est à sa façon une œuvre de mémoire qui consigne, non pas la chronologie date à date, mais la charge émotive qui a pu imprégner les esprits lors de grands événements collectifs, en tentant de retranscrire, dans la chair virtuelle de petits êtres de papier, les lignes de force d’une époque, les clivages idéologiques qui faisaient trembler les âmes ou gronder dans les chaumières.

Ce « roman très patriotique », selon les mots de l’auteur (lettre à Hetzel du 14 octobre 1886), qui devrait « plaire aux lecteurs », s’inscrit dans une mode littéraire de l’époque, marquée par la défaite française face à la Prusse lors de la guerre de 1870-71, immortalisée par Zola dans « La débâcle » en 1892. On pense au « Brigadier Frédéric, histoire d’un Français chassé par les Allemands », publié en 1874 par Erckmann-Chatrian, dans la même collection que Verne. Ou encore au « Tour de la France par deux enfants » de G. Bruno, ce manuel de l’école républicaine, best-seller depuis 1877, compendium initiatique et patriotique, dont les vertus sont surtout d’être un livre de lecture condensant, à travers l’histoire romancée de deux jeunes orphelins mosellans, tout ce que l’époque avait de leçons de choses, de géographie, d’histoire, de morale, à destination de la jeunesse.

UN NARRATEUR-SOLDAT

Le « Chemin de France » se présente comme les écrits d’un « capitaine de cavalerie en retraite » qui souhaite raconter ses mémoires, afin de justifier une aventure marquante et controversée de son existence qui débute le 7 juin 1792, lors d’une permission de deux mois. Modeste fils de cultivateur dans un petit village de la Picardie, Natalis Delpierre est alors maréchal des logis. Devenu soldat de la France pré-révolutionnaire avec l’envie de servir son pays, il est parti en campagne avec La Fayette aux Etats-Unis pour « délivrer l’Amérique » et y apporter « la liberté », avant de revenir en France, de caserne en caserne. « Voir du pays, c’était quelque chose pour un Picard picardisant comme j’étais ». Ce narrateur à la première personne commence par demander au lecteur de l’excuser pour son style un peu ardu.C’est en 1831, alors qu’il a 70 ans qu’il rédige ses mémoires et raconte un événement majeur de son existence, lorsqu’il n’était qu’un maréchal des logis de 31 ans. Jules Verne peut donc faire parler son narrateur avec le recul historique de celui qui a survécu à la Révolution de 89, aux guerres de Napoléon, à la Restauration ainsi qu’au début de la Monarchie de Juillet.

Mais s’il choisit la période révolutionnaire pour toile de fond, l’aventure ne se passe pas du tout sur le sol français. En accompagnant comme souvent son propos de plusieurs cartes, c’est à un voyage à travers l’Allemagne que l’écrivain nous invite. Ou plutôt à travers les Allemagnes car « voilà ce qu’il en était, en ce temps-là, de la Confédération germanique, avec ses quelques centaines de petits Etats ou d’enclaves, que l’ogre du Petit Poucet eût pu franchir d’une seule enjambée ». Les héros traverseront les contrées germaniques, dans une course contre la montre, de Belzigen près de Berlin jusqu’aux portes de la Lorraine.

Jules Verne avait choisi comme lieu principal de son scénario la ville de Bad Belzig, près de Postdam, mais son éditeur Hetzel a considéré que c’était problématique, dans la mesure où le Brandebourg s’était fait remarquer par de nombreuses célébrations de la victoire après la guerre de 1870. « Si vous trouvez que pour éviter des réclamations, il faut changer le nom de Belzig, changez-le ; mais, je vous ferai remarquer que dans le Chemin de France, il n’y a rien de désagréable pour les habitants de cette ville » (lettre à Hetzel du 24 avril 1887).

Au fil de l’histoire, Natalis Delpierre se présente comme un soldat qui a souhaité s’instruire, et en premier lieu apprendre à lire et à écrire. Paradoxalement, c’est Jean Keller, ce prussien d’origine française, symbole du tiraillement entre plusieurs allégeances, qui va devenir, au fin fond de l’Allemagne, son professeur particulier. Au moment où Jules Verne rédige son texte, la République (re et re) naissante était en train de faire de l’éducation, jusque-là réservée à une élite, une affaire nationale. Ce sera la mission des fameux « Hussards noirs de la République » dans toutes les communes de province, contribuant ainsi à la prise de conscience collective du peuple Français en tant que Nation, non pas au sens ethnique du terme, mais au sens civique, comme communauté de citoyens, indépendamment de leurs origines, en premier lieu provinciales ou religieuses.

L’ÉDIT DE NANTES ET SA RÉVOCATION

À la façon des poupées russes, le « Chemin de France » intègre plusieurs niveaux historiques. L’année 1792 est certes l’année de la narration, année de guerre, vue par un narrateur en 1831. Mais l’ouvrage est écrit en 1887, après l’annexion de l’Alsace-Moselle par le IIème Reich, qui fonde tout l’implicite du texte. Jules Verne nous fait encore remonter à une autre époque de l’histoire de France, enchâssant ainsi deux périodes d’émigration l’une dans l’autre : les émigrés de la Révolution et ceux de « la révocation de l’édit de Nantes en 1685 ».

Remontons d’abord au 13 avril 1598, avec la signature de l’Edit de Nantes lui-même. Il s’agissait alors d’un traité d’amnistie, de compromis politique et finalement de pacification, sur fond de tensions persistantes. Presque quarante années de guerre civile religieuse venaient d’épuiser la France, entre d’une part le parti Huguenot, qui était parvenu à construire un Etat dans l’Etat, avec ses territoires et ses règles propres, largement de connivence avec l’Angleterre et les Pays-Bas, et d’autre part le parti de la Ligue catholique, plus ou moins à la solde de l’Espagne, chacun ayant pour objectif de s’emparer du Royaume pour y imposer sa « vérité » religieuse. Or, dans une situation de crise, ce sont souvent les extrêmes qui s’imposent et étouffent les modérés. C’est ce qui s’est passé lors desdites Guerres de Religion. Mais l’Edit de Nantes fut justement l’œuvre d’un troisième parti, qui s’est progressivement imposé en France avec le concours des rois Charles IX, Henri III, puis Henri IV, le parti des Politiques, qui affirmait la nécessité de l’union nationale au-delà des divergences religieuses. Dans la droite ligne de Michel de L’Hospital, Henri IV a su rallier les modérés des deux camps autour d’une troisième posture, brisant l’opposition binaire entre protestants et catholiques : « nous sommes tous Français et concitoyens d’une même patrie ». C’est cette force politique qu’il faut considérer comme l’ancêtre direct du principe de laïcité qui s’incarnera en 1789 puis en 1881, peu avant la rédaction du « Chemin de France ».

Cet édit va tenir presque cent ans, avec certes une progressive reconquête du catholicisme sur les terres protestantes, mais après l’aggiornamento de la Contre-Réforme (qui est une réforme catholique, ou plutôt l’appropriation catholique d’un certain nombre de principes de la réforme protestante). La France est à ce moment le seul Etat européen à tolérer le principe de deux religions officielles sur son sol et, en 1685, le parti catholique va parvenir à ses fins unitaires en convaincant Louis XIV de révoquer ce fameux traité, après lui avoir laissé entendre par de fausses informations que la quasi-totalité des protestants de France était reconvertie. Les pasteurs ont eu l’obligation de quitter le territoire français. Les simples sujets avaient au contraire l’obligation de rester dans le royaume, tout en voyant leur culte interdit. Au final, en plus des quelque 30 000 « récalcitrants » condamnés aux galères, ce sont plus de 200 000 réformés qui vont décider d’émigrer illégalement, vers l’Angleterre, les Pays-Bas ou encore les territoires germaniques. Sur 20 000 berlinois, à la fin du XVIIème siècle, 5 000 étaient des émigrés protestants. Il y en a eu environ 20 000 en tout dans le Brandebourg, cette région où se situe le début de l’intrigue de Jules Verne. Ainsi que l’explique Jacques Droz dans son « Histoire de l’Allemagne » : « ce sont les protestants français qui, persécutés par Louis XIV et attirés par l’édit de Postdam (1684), sont à l’origine de la fortune de Berlin en tant que capitale moderne et foyer industriel » (13ème édition, 1997).

Jules Verne aura des mots très durs contre l’« erreur de la révocation ». Décrivant les circonstances dans lesquelles des Français sont progressivement devenus Prussiens, il écrit : « on se dit que l’on reviendra au pays lorsque les circonstances le permettront.  Mais, en attendant, on s’installe à l’étranger. De nouvelles relations s’établissent, de nouveaux intérêts se créent.  Les années s’écoulent, et puis l’on reste! Et cela est arrivé pour beaucoup au détriment de la France ! »

DES DESCENDANTS D’ÉMIGRÉS PROTESTANTS

Dans le « Chemin de France », deux des principales familles mises en scène sont des descendants d’émigrés protestants de 1685 et sont donc rattachées sentimentalement à la France. Au début du livre, Natalis profite de sa permission militaire pour rendre visite à sa sœur, Irma Delpierre, âgée de 40 ans, qu’il n’a pas vue depuis 13 ans. « Je commençais à m’inquiéter qu’elle fût hors de France, au moment où les cartes menaçaient de se brouiller. […] En pareil cas, mieux vaut être dans son pays.  Et, si ma sœur le voulait, je la ramènerais avec moi ». Irma est en effet partie dans le Brandebourg des années auparavant, suite au décès de ses parents, pour rejoindre son ancienne maîtresse de maison, Mme Keller, née Acloque, partie de France depuis 25 ans car mariée avec un commerçant prussien, à une époque « où nous n’avions pas encore pour les gens de race allemande la répulsion que devaient inspirer plus tard les haines nationales, entretenues par trente ans de guerre ». M. Keller, dont on ne connaîtra pas le prénom, était lui-même d’une famille originaire de Lorraine. « Les Keller étaient protestants. Très attachés à leur religion, aucune question d’intérêt n’aurait pu en faire des renégats. On le vit bien quand fut révoqué l’Edit de Nantes en 1685. Ils eurent comme tant d’autres le choix de quitter le pays ou de renier leur foi. Comme tant d’autres ils préférèrent l’exil. Manufacturiers, artisans, ouvriers de toute sorte, agriculteurs partirent de France pour aller enrichir l’Angleterre, les Pays-Bas, la Suisse, l’Allemagne, et particulièrement le Brandebourg. Là ils reçurent un accueil empressé de l’Electeur de Prusse et de Postdam, à Berlin, à Magdebourg, à Battin, à Francfort-sur-l’Oder. Précisément, des Messins, au nombre de 25 000, à ce qu’on m’a dit, vinrent fonder les colonies florissantes de Stettin et de Postdam ». « Là, ils créèrent des établissements industriels, ils reprirent leur commerce interrompu par l’inique et déplorable révocation de l’édit de Henri IV ». « … ces anciens Français devinrent peu à peu des sujets allemands ».M. Keller est décédé peu avant le début de la narration, léguant malgré lui à son fils Jean Keller, né en 1771, un gros procès en cours avec l’Etat prussien, dont les démêlés étaient aggravés par les origines françaises de la famille. Sans ce procès, explique Natalis, la famille serait rentrée en France, notamment depuis que la Révolution de 1789 a gravé la liberté de conscience dans sa Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen.

LE DILEMME

Certes, Jules Verne fait vibrer un peu fort la corde patriotique : Jean « était bien Français dans l’âme, ce brave jeune homme, en qui revivait l’âme maternelle !  […] Ses premiers mots d’enfant, il les avait bégayés en français. Ce n’était pas “mama” qu’il avait dit, c’était “maman !” L’enfance du petit Jean fut donc bercée aux chansons de notre pays.  Son père ne songea jamais à s’y opposer. Au contraire. N’était-ce pas la langue de ses ancêtres, cette langue lorraine, si française, et dont le voisinage de la frontière germanique n’a point altéré la pureté ? » Mais c’est pour mieux faire ensuite apparaître le dilemme sur lequel va reposer la tension émotionnelle de l’oeuvre. Car Jean se sent tout autant redevable à l’État prussien, et il ne s’imagine pas déserter lorsque la mobilisation générale est proclamée. Jules Verne ne se mouille d’ailleurs pas trop, se cachant derrière son narrateur : « A ce que m’a dit ma soeur, [Jean] était fort instruit, car je n’aurais pu en juger par moi-même ». Après un choix cornélien entre l’amour et l’honneur, Jean décidera de renoncer au mariage avec sa promise, elle-même née française : « ceux dont je suis [les Prussiens] vont marcher contre la France, contre ce pays que j’aime », « Voit-on M. Jean marié de la veille, forcé à rejoindre son régiment pour se battre contre les compatriotes de sa femme ? » Alors âgée de 20 ans, Marthe de Lauranay, puisque c’est le nom de la fiancée, est une petite orpheline, recueillie toute jeune par son grand-père. M. de Lauranay, lui-même descendant d’une famille lorraine et protestante, comme les Keller, est resté en Prusse parce qu’il avait hérité de belles propriétés qu’il n’est pas parvenu à vendre. La vieille amitié entre les deux familles, et leurs intérêts communs, a fait que la petite Marthe fut en partie élevée par Mme Keller et Irma Delpierre.

Mais le mariage des amoureux n’est pas uniquement perturbé par le bruit des bottes qui se rapprochent, il l’est aussi par la jalousie virant à la haine du lieutenant Frantz von Grawert, fils du colonel d’un régiment qui va précisément être celui dans lequel le jeune Jean sera incorporé. Après un duel raté, puis des brimades répétées de la part de son sous-officier, le jeune homme va d’ailleurs craquer et finalement être obligé de fuir pour éviter la cour martiale.

LA DÉCLARATION DE GUERRE

Jules Verne n’a rien d’un va-t-en-guerre, et son héros, quoique militaire, n’est pas vraiment assoiffé de sang : « je regardais cette jonchée de cadavres avec horreur, car je n’ai jamais pu m’habituer à la vue d’un champ de bataille ». Il a toutefois un sens aigu du devoir. C’est un patriote (et non un nationaliste ethnique), mais l’amour de son pays s’étend au-delà des circonstances politiques du moment, au-delà de la Révolution, puisqu’il l’était déjà avant 89 et le restera après. Le jeune maréchal des logis commence par croire, résigné, qu’« à nous autres, du peuple, il n’est pas permis d’aller au-delà de capitaine ». Mais son nouvel ami le détrompe vite, à travers une définition indirecte de la méritocratie républicaine naissante : « jusqu’à présent, Natalis […]. Mais la révolution de 89 a proclamé l’égalité en France, et elle fera disparaître les vieux préjugés. Chez vous, maintenant, chacun est l’égal de tous. Soyez donc l’égal de ceux qui sont instruits, pour arriver où l’instruction peut conduire. L’égalité ! C’est un mot que l’Allemagne ne connaît pas encore ! » On ne peut songer ici qu’à l’enthousiasme des Kant, Fichte, Hegel, Hölderlin ou Goethe lorsqu’ils ont appris les événements qui révolutionnaient la France. Jules Verne manifesterait-il une forme d’ironie ou de déception à l’égard des espoirs républicains en laissant Natalis plafonner au grade de capitaine ? De fait, on n’apprend réellement ce statut du retraité que dans la dernière ligne du texte.

Revenons à 1792, alors que le roi Louis XVI est largement affaibli, notamment depuis sa pittoresque tentative de fuite vers l’Allemagne, arrêtée à Varennes, fin juin 1791. « En France, les jacobins, Robespierre à leur tête, s’étaient vigoureusement prononcés contre la guerre. Les cordeliers les soutenaient, ayant crainte de voir surgir une dictature militaire. Au contraire, les girondins, par la voix de Louvet et de Brissot, demandaient cette guerre à tout prix, afin de mettre le roi dans l’obligation de dévoiler ses intentions »

De leur côté, les rois étrangers n’ont pas eu, au début de la Révolution, la volonté de monter une coalition contre la France, voyant plutôt d’un bon œil l’affaiblissement de la puissance rayonnante durant les deux derniers siècles en Europe. Louis XVI était considéré par ses pairs comme trop faible pour être secouru (lire en ce sens le magistral Marie-Antoinette de Stefan Zweig). Mais 6 000 des 9 000 officiers de 1789 ont émigré après le début de la Révolution, de même que de nombreux aristocrates, réfugiés notamment à Coblentz. « Les émigrés, eux, ne cessaient de pousser à la guerre ». Guerre qui sera déclarée, d’abord à l’Autriche, le 20 avril 1792, à la fois par l’assemblée législative et par le roi, ce dernier ainsi que sa femme, misant sur la stratégie du pire, en espérant une défaite des armées françaises. Ce jour-là, seuls 7 députés sur 750 ont voté contre la guerre, suivant ainsi l’avis du citoyen Robespierre. Et c’est le 6 juillet seulement que la Prusse entrera en campagne aux côtés des Impériaux. A la fin du chapitre IX, Jules Verne annonce au 25 juin 1792 le début de la mobilisation des forces prussiennes : « La Prusse venait de déclarer la guerre à la France ». Le 11 juillet, l’Assemblée proclame « la Patrie en danger », formule que l’écrvain va mettre à deux reprises dans la bouche de ses personnages. Manifeste de Brunswick dont les menaces finissent de galvaniser les Républicains, assaut des Tuileries les 20 juin et 10 août, Jules Verne suit avec fidélité les événements, perçus à travers les rumeurs de l’éloignement et de la présence en territoire nouvellement ennemi.

L’EXPULSION ET LE DIFFICILE VOYAGE A TRAVERS L’ALLEMAGNE

Parmi les personnages secondaires, on trouve un certain Kalkreuth, le chef de la police locale qui espionne incessamment la famille parce qu’il se méfie des Français. Son zèle arbitraire amènera Natalis à passer un mois et demi en prison pour un motif inconnu. Ce dernier doit se faire passer pour un forain, afin de ne pas dire qu’il est militaire, ce qui pourrait lui valoir des ennuis dans le contexte. Dans sa paranoïa, Kalkreuth le soupçonne d’être un espion au service de la France. Et quand le mariage est programmé en urgence : « malgré toutes les précautions prises, il paraît que le secret ne fut pas gardé comme il aurait dû l’être. Très certainement les voisins – oh ! les voisins de Province – s’inquiétaient de ce qui se préparait dans les deux familles ». Cela sent le vécu personnel.

Coup de tonnerre pour la famille, le 15 août 1792 : « un arrêté avait été pris par le gouvernement pour expulser les Français du territoire ». Une telle décision a-t-elle réellement existé ? Ou bien Jules Verne l’invente-t-elle, sur les bases d’une forte probabilité, pour les besoins de sa fiction ? Quoi qu’il en soit, vingt-quatre heures ont été laissées pour quitter la ville, avec un passeport provisoire de vingt jours pour rejoindre la frontière française. « Les routes n’étaient pas ce qu’elles sont aujourd’hui. Des rubans à peine tracés sur un sol inégal, plutôt faits par les roues des voitures que par la main des hommes ». La course contre la montre, typiquement vernienne, est lancée, avec son lot de rebondissements (dont un accident de carrosse), de rencontres amicales ou hostiles (dont des chasseurs de prime voulant la tête du jeune Jean), de réflexions (sur l’identité, la nationalité, la naturalisation…) mais aussi quelques coïncidences parfois peu réalistes ainsi que l’inévitable retournement de situation final. La majeure partie du roman raconte les difficultés et les dangers rencontrés sur le chemin, ce chemin de France qui donne son nom au livre.

VALMY ET SA VALEUR SYMBOLIQUE

Jules Verne décrit avec précision la stratégie des forces républicaines, mais aussi l’objectif des coalisés : se porter, en secret et en feintant, « à travers le territoire des Ardennes ». « Telle était la conviction que les Impériaux ne se hasarderaient pas à travers ce défilé qu’on ne prit aucune mesure pour le défendre […]. Et voilà comment, par suite d’un faux calcul, une des portes de l’Argonne était ouverte sur la France ». L’histoire se répétera sensiblement, avec ses variantes locales, en 1870, en 1914 puis en 1940. L’apothéose du roman prend pour arrière-plan la fameuse bataille de Valmy, le 20 septembre, lorsque les forces impériales coalisées reculent face à l’armée française, menée par Dumouriez et Kellermann, au son du fameux cri de “Vive la Nation” dont les Français du XXIème siècle ont parfois oublié l’épaisseur contextuelle. Le lendemain, le 21 septembre 1792, sera proclamée la République et Valmy en est devenue une des figures allégoriques, avec ses moulins et ses canons. La bataille sera d’ailleurs héroïsée par Goethe lui-même, qui en a fait le parangon du soldat-citoyen qui se bat non pas parce que c’est un ordre, mais par idéal, en l’occurrence sauver les valeurs de la République (voir les paroles trop méconnues de la 5ème strophe de la Marseillaise : « Français! en guerriers magnanimes, portez ou retenez vos coups, épargnez ces tristes victimes à regret s’armant contre nous ».)

Des historiens tentent aujourd’hui de relativiser la victoire française en se demandant pourquoi les Austro-prussiens n’auraient pas davantage combattus, pourquoi ils auraient battu si facilement en retraite. Quant à Jules Verne, il achève son roman sur une autre question, qui manifestement le trouble, à travers la bouche de son narrateur-soldat : « pendant que les Prussiens reprenaient les défilés de l’Argonne, on leur fit la conduite, pas trop vivement. On les laissait battre en retraite sans les presser. Pourquoi ? Je l’ignore. Ni moi, ni bien d’autres n’ont rien compris à l’attitude de Dumouriez en cette circonstance. Sans doute il y avait de la politique là-dessous, et, je le répète, je n’entends goutte à la politique ». Faut-il le croire ?

C’est tout l’intérêt de l’art littéraire que de rendre une atmosphère en donnant substance aux grands mots de la grande Histoire avec les petits mots des petites histoires – parfois en trahissant sans doute un peu l’histoire par des biais interprétatifs, mais quel historien en est véritablement indemne ? Une des missions du romancier n’est-elle pas de faire sentir la complexité du réel, les subtilités et les contradictions d’une époque, à la façon d’un peintre littéraire piochant dans son nuancier émotionnel, par-delà les grandes lignes de l’histoire ? Les petites histoires peuvent expliquer mais aussi nuancer la grande. On regrette toutefois qu’après un tel roman Jules Verne n’ait pas, quelques années plus tard, fait entendre sa voix du côté des défenseurs d’un autre capitaine, le capitaine Dreyfus. Ne l’oublions pas, en plus d’être juif, ce dernier était aussi un alsacien né à Mulhouse, ce que, sur fond d’antisémitisme ordinaire (dont Verne n’a hélas pas été totalement exempt), beaucoup d’antidreyfusards ne lui ont pas pardonné.

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