L’homme augmenté selon Alexandre Friederich

Les ouvrages que publient les éditions Allia ne sont pas seulement de beaux objets. Ils ont le mérite de répondre à l’exigence d’une ligne éditoriale qui parvient toujours à stimuler l’intelligence de leurs lecteurs. H+ d’Alexandre Friederich pourrait laisser penser qu’il s’agirait d’un énième ouvrage traitant de la modernité. Il le fait cependant sous le prisme de la communication – prise dans son sens large – et de ses rapports étroits avec l’économie. L’auteur dresse un panorama historique de l’évolution des moyens de communication jusqu’à nos jours, et les interconnexions avec d’autres disciplines et idéologie, en particulier le libéralisme. À ce titre, si le propos développé est des plus intéressant, l’essai de Friederich souffre malheureusement d’imprécisions ou d’oblitérations qui rendent son argument tantôt obscur, tantôt contestable.

Pour ne citer qu’un exemple de ce que nous qualifions d’imprécisions, il y aurait l’évocation de Carl Menger. Si ce dernier a pris, certes, une part importante dans la conceptualisation d’un néolibéralisme comme le cite Alexandre Friederich, il n’a en revanche pas grand-chose à voir avec l’hyperinflation provoquée par la Première Guerre Mondiale que l’auteur situe comme cause directe de ce renouvellement de pensée. Nous n’arrivons pas à déterminer si la confusion réside dans la structure du texte ou le propos lui-même. De même, parler de néolibéralisme est toujours très périlleux dans la mesure où, conceptuellement, ce terme ne signifie pas grand-chose. Keynes a lui-même voulu porter le projet d’un nouveau libéralisme, au même titre qu’un certain Hayek, et pourtant tout le monde s’accorde sur l’opposition entre leurs idées. Lequel est alors un néolibéral ?

Parmi les omissions qui parsèment le texte, c’est justement celle concernant les débats intellectuels en Italie sur cette question. Le mot « néolibéralisme » n’y existe pas, mais son concept entendu comme l’érection du Marché et des lois économiques en alpha et oméga de la vie sociale fut l’objet d’une importante correspondance entre Benedetto Croce et Luigi Einaudi, deux économistes réputés, dont le second finira premier président de la jeune République italienne après le second conflit mondial. Les Italiens préfèrent parler ainsi de « libérisme », et de nos jours le terme « turbolibérisme » s’impose petit à petit. Il ne s’agit donc pas de nouveau libéralisme, mais bel et bien d’une accélération de l’enracinement de lois économiques liées à l’hégémonie du Marché sur les individus, au sens où Alexandre Friederich l’entend justement à plusieurs reprises. La chose n’est donc pas née, comme on l’imagine, de cervelles étasuniennes lors du colloque Walter Lippmann en 1938.

De la même façon que l’ouvrage tend à omettre l’importance de débats intellectuels de fonds sur le néolibéralisme, il opère une distinction curieuse entre libéralisme et néolibéralisme, comme si tous deux n’avaient pas grand-chose à voir, soutenant l’idée candide mais capillotractée selon laquelle les disciples de Hayek auraient détourné l’authenticité de sa pensée afin de produire le monstre réificateur de tout et de tout le monde que nous connaissons désormais. Il y a néanmoins deux apories au sujet d’une pareille assertion : nier l’influence directe qu’a eu Hayek sur des dirigeants comme Pinochet et Thatcher, mais surtout minorer sa propre pensée dont l’acmé est atteinte dans son dernier ouvrage : La présomption fatale, les erreurs du socialisme. Ouvrage d’ailleurs souvent renié par les disciples de Hayek, qui seraient curieusement radicaux dans leur manière de pervertir la pensée du maître, mais subitement modérés au sujet de l’interprétation à donner ce fameux livre.

Comme le souligne justement Alexandre Friederich, l’évolutionnisme appliqué à l’économie – en vue d’en faire une science dure alors que l’économie est sans doute beaucoup de choses mais certainement pas une science – est notamment présent dans la pensée de Hayek. Dans La présomption fatale, cette relation est à sa quintessence, et Hayek y confirme les présupposés du néolibéralisme tels que nous l’entendons dans son acception commune : prédation généralisée entre acteurs économiques au nom de la libre-concurrence, Marché transcendant les États et les individus, réification des hommes devenus des marchandises comme les autres, etc.

Sans être exhaustif, Hayek estimait donc dans cet ouvrage que « l’existence comme telle ne peut conférer un droit ou une créance morale à qui que ce soit vis-à-vis de qui que ce soit d’autre. […] toutes les existences humaines n’ont pas un droit moral à la préservation ». Et le voilà citant le modèle des esquimaux se débarrassant de leurs anciens – soit des éléments économiquement nuls, pour ne pas dire négatifs. Nous sentons la solution trouvée par Hayek pour résoudre une fois pour toute sa problématique de l’interventionnisme : la fin du régime de l’obligation, légal comme moral. Puisque c’est l’obligation qui régit les relations humaines et, plus avant, la société et les sociétés, Hayek a estimé que la suppression de l’obligation solutionnait toute question d’intervention étatique. La question de la conquête de l’Ouest et du déplacement massif des Amérindiens devient dans la pensée de Hayek une incapacité de ces derniers à ingérer le Marché parce que leur mode de vie était trop primitif. Plus concrètement, c’est l’espace occupé qui semble disproportionné à ses yeux, eu égard à la faible productivité de ces peuplades. Il n’est pas question d’autre chose que d’optimiser la rentabilité dans le sens économique le plus étroit qui soit. Hayek parle alors d’invasion de « l’ordre étendu » – du Marché –, laquelle aurait été souvent pacifique et non pas nécessairement violente, bien que « la supériorité militaire des peuples commercialement organisés a souvent accéléré le cours des choses ». Doux euphémisme, et nous comprenons pourquoi il est gênant pour les « néolibéraux » d’admettre que leur pensée, et leur maître à penser, a bel et bien tout à voir avec la pire définition que nous connaissons du « néolibéralisme » ou libérisme. Qu’Alexandre Friederich tente de dédouaner Hayek est un vœux pieu qui pourrait lui faire honneur s’il n’occultait pas les aspects peu reluisants du personnage.

Cela nuit à son ouvrage pour la simple et bonne raison que l’ensemble de son argument est solide, et que les commodités qu’il prend avec l’histoire des idées – en l’espèce le « néolibéralisme » et Hayek – desservent et son exposé et ce qu’il souhaite dénoncer. L’essai est d’autant plus prenant qu’il dévoile le réseau tentaculaire qui désormais enlace quiconque détient un simple téléphone portable, mais surtout le traitement de l’information elle-même et comment elle peut être minorée ou anéantie par le « gouvernement invisible » dont Friederich reprend l’expression pour désigner des formes de gouvernements extérieurs, qui ne sont ni élus, ni connus, ni légitimes.

Plus avant, il semble confirmer les sombres prédictions énoncées plusieurs décennies plus tôt par Philip K. Dick et plus généralement par la science-fiction – en particulier le cyberpunk. La place de l’homme dans un monde où il est une chose, où l’amortalité serait acquise – mais une classe sociale à même d’avoir les moyens de l’acquérir. S’il serait d’ailleurs possible de fixer sa mémoire, sa personne, sur un support dématérialisé, serions-nous alors toujours des hommes ? Et surtout, quel serait le véritable projet derrière cette performance ? Là aussi Friederich cible parfaitement l’aporie des technoprophètes pour qui les moyens sont des fins en soi. Sans reprendre la définition d’Alain de Benoist de l’idéologie du progrès – croire que ce qui est possible est nécessaire –, il en dresse les contours. Bref, tout ce qu’il sera possible d’être fait sera fait.

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