Le nouveau Pouvoir

« Le Pouvoir a décidé que nous sommes tous égaux », cette seule formule pourrait résumer à elle seule tout le propos pasolinien sur le génocide culturel. Égalité imposée d’en haut, donc fausse égalité mais véritable homologation du nouveau Pouvoir, égalité uniformisatrice et donc annihilatrice de l’altérité. Cette fausse égalité est le prétexte de la « grande œuvre de normalisation » du génocide, œuvre « authentique et réelle » qui impose, nous l’avons dit, de nouveaux modèles et de nouvelles valeurs, «  des modèles voulus par la nouvelle classe industrielle, qui ne se contente plus d’un « homme qui consomme », mais qui prétend de surcroît que d’autres idéologiques que celle de la consommation sont inadmissibles. » La société de consommation, en tant que société permissive, dégrade non seulement les valeurs de la vie, mais aussi les cultures et les corps. Œuvrant toujours au nom du Progrès – avec un P majuscule – de l’égalité et de la tolérance, elle fait de ces « conquêtes intellectuelles » des idéologies dont le seul but est de servir ses objectifs hédonistiques et génocidaires. Pasolini remarqua ainsi, comme Levi-Strauss à travers son discours « Race et Culture », que les prétendues avancées sociales ou économiques uniformisaient non seulement les gens, mais empêchaient même l’émergence de nouvelles cultures, sauf celles de la culture de masse : « jamais la différence n’a été une faute aussi effrayante qu’en cette période de tolérance. L’égalité n’a, en effet, pas été conquise, mais est, au contraire, une « fausse » égalité reçue en cadeau. » Cette fausse égalité qui passerait par la consommation est l’élément le plus pervers du génocide culturel, parce qu’il considère non seulement que la satisfaction des désirs égoïstes est le critère du Bien, mais que cette satisfaction se doit d’être l’alpha et l’oméga de la vie sociale et économique, faisant que « la fièvre de la consommation est une fièvre d’obéissance à un ordre non énoncé. » C’est cette « anxiété dégradante, d’être comme les autres dans l’acte de consommer, d’être heureux, d’être libre, parce que tel est l’ordre que chacun a inconsciemment reçu et auquel il doit « obéir » s’il se sent différent. »

Cette acculturation des classes populaires et moyennes se fit par leur assimilation au « centre », auxquels ils finissent par s’identifier et y voir là une manifestation de l’authentique, du caractère véritable des nouvelles valeurs hédonistes, mais pas seulement. Pasolini relevait notamment que l’embourgeoisement des classes est aussi l’une des causalités importantes du « génocide ». S’il admettait qu’à l’époque paléo-industrielle, la bourgeoisie éclairée pouvait constituer un modèle vertueux pour les masses, le consumérisme changea la donne. À partir du moment où la classe bourgeoise fit du consumérisme son modèle culturel, les autres classes sociales, qui attribuent toujours à la bourgeoisie un rôle éclairé comme à l’époque paléo-industrielle, se convertirent elles aussi à ce qui devint l’hédonisme de masse. L’embourgeoisement est un phénomène culturel observable dans toutes les sociétés, au moins occidentales ; elle repose sur l’idée que la bourgeoisie incarne un modèle de vie idéal vers lequel les classes subalternes veulent tendre ; mais dès lors que la bourgeoisie se contenta d’un modèle uniquement axé sur la consommation effrénée de biens superflus, cet « idéal » devint nihilisme, régime de masse, hédonisme de masse.

L’amertume de Pasolini sur cette « tragédie » se ressent toujours à la lecture. Dans les Lettres Luthériennes, on peut y trouver notamment l’une des illustrations des plus saisissantes de cette uniformisation culturelle sans précédent : « Je regarde la foule et me demande : « Où est-elle, cette révolution anthropologique sur laquelle j’écris tellement pour des gens si expérimentés dans l’art d’ignorer ? » Et je me réponds : « La voici. La foule autour de moi, au lieu d’être la foule plébéienne et dialectale d’il y a dix ans, est en effet aujourd’hui une foule infime-bourgeoise, qui est consciente de l’être, qui veut l’être. » La société de consommation et le nouveau Pouvoir fasciste sont d’une nature incontestablement bourgeoise pour Pasolini. Même si les bourgeois eux-mêmes en sont les victimes, ils ne sauraient l’être autrement qu’à l’insu de leur plein gré. Dans l’une des entrevues autour de son film Porcherie, à une journaliste lui demandant pourquoi il proposait des films de plus en plus compliqués, Pasolini répondit sans détour que c’était précisément parce que les gens devenaient de plus en plus bêtes qu’il faisait des films de plus en plus complexes. La réaction stupéfaite de la journaliste voulant insister sur le caractère « populaire » auquel Pasolini était attaché provoqua une répartie implacable de sa part : « Le peuple n’existe plus : il n’y a plus que la masse, qui comprend le peuple et la bourgeoisie. » Comme il l’affirmait dans Contre la terreur : « le bourgeois – disons-le par un mot d’esprit – est un vampire, qui n’est pas en paix tant qu’il n’a pas mordu le cou de sa victime pour le pur plaisir, naturel et familier, de la voir devenir pâle, triste, laide, sans vie, tordue, corrompue, inquiète, culpabilisée, calculatrice, agressive, terrorisante, comme lui. » L’assimilation du bourgeois à la figure du vampire ne tient pas seulement à sa soif de sang et sa morsure contagieuse, mais aussi à sa nature de parasite ; le mépris de Pasolini envers la bourgeoisie était sans borne, et voir les « fils du peuple » faire d’elle un modèle à singer, notamment par le biais de la télévision et son « langage physico-mimique » qui représente le type d’homme à imiter, lui était des plus insupportable. Le bourgeois, en tant que vampire, parasite et assimile la société à lui-même, sous couvert d’une fausse supériorité culturelle qui repose uniquement sur son capital. Voilà pourquoi Pasolini écrivit dans ses Écrits Corsaires que « Le sérieux, la dignité, sont d’horribles devoirs que s’impose la petite-bourgeoise et les petits-bourgeois sont donc heureux de voir que les gosses du peuples sont aussi « sérieux et dignes ». Il ne leur vient même pas à l’esprit que là est la véritable dégradation : que les gosses du peuple sont tristes parce qu’ils ont pris conscience de leur infériorité sociale, étant que leurs valeurs et leurs modèles culturels ont été détruits. »

Cette destruction des modèles culturels des « gosses du peuple » due par le génocide, et le génocide en lui-même par ailleurs, n’est toutefois pas l’apanage de la bourgeoisie. Comme le disait Pasolini, les classes moyennes et populaires ont à leur tour désiré l’embourgeoisement, même celui de la consommation, cette « foule infime-bourgeoise, qui est consciente de l’être, qui veut l’être » susmentionnée. Son livre La Divine Mimésis fut consacré à cette sorte de raptus. Transposant l’enfer dantesque à son époque, les cercles infernaux sont le reflet du capitalisme triomphant, de la volonté de ces « homme-masse » d’être comme tout le monde. Pasolini se fit à la fois guide et protagoniste, à la fois Virgile et Dante. Apparaissant jauni, comme une vieille photographie, il entraîne le narrateur dans les cercles infernaux, où l’on trouve notamment une « Œuvre d’Accroissement des Peines Infernales » dont le nom se suffit à lui-même pour comprendre ce qu’il recèle… La Divine Mimésis nous montre un bar miteux dont les serveuses sont des succubes ou encore des soirées mondaines où tous les invités sont des clones. L’enfer pasolinien n’est en réalité que l’ allégorie de la société de consommation, tout comme l’enfer dantesque était l’allégorie de l’Italie de son époque, il était donc logique que Pasolini fit de La Divine Mimésis un pamphlet contre la fausse égalité du consumérisme qui, en réalité, détruit l’altérité, bannit la différence. C’est cette « fausse tolérance » qui accompagne naturellement la « fausse égalité », puisque la « tolérance réelle est une contradiction dans les termes. » La tolérance, rappelait Pasolini dans les Lettres Luthériennes, n’est qu’une forme raffinée de condamnation, puisque la tolérance reconnaît non seulement la différence, mais surtout l’anomalie. Écrite dans les années 1960, La Divine Mimésis s’attaquait déjà à ce problème. Ainsi, Pasolini y condamnait cette « fausse égalité », mais confrontait dans le Chant III de La Divine Mimésis l’ancien monde et le nouveau pour mettre cette fausseté en évidence : « Combien de partisans n’étaient pas des hommes comme les autres ? […] Combien de partisans n’étaient pas égaux entre eux ? Regarde leurs photographies maintenant jaunies. Ils étaient le peuple. Ils étaient la jeunesse. Ils étaient la classe ouvrière. Ceux-ci au contraire ont fait de leur condition d’égalité et du manque de singularité une foi et une raison de vivre : ils ont été les moralistes du devoir d’être comme tout le monde. » Le dualisme, voire l’antagonisme, est un moteur de la pensée de Pasolini dans les années soixante, comme nous l’avions démontré dans son cinéma, notamment avec Médée. La Divine Mimésis, écrite entre 1963 et 1967 bien que publiée à titre posthume, symbolise aussi la rupture définitive de Pasolini avec la philosophie marxiste orthodoxe. S’il reste marxien, ou plutôt gramscien, Pasolini devint une opposition vivante au  projet marxiste tel qu’arrêté dans les projets politiques des partis communistes qui ne voyaient aucune distinction entre « développement » et « progrès ». C’est d’ailleurs ce qui fit dire à Pasolini  dans ses Lettres Luthériennes que « hors d’Italie, dans les pays « développés » – surtout en France – les jeux sont faits depuis déjà un bon bout de temps. Il y a longtemps que le peuple n’existe plus, anthropologiquement. » En cause, selon Pasolini, le multiculturalisme qui symbolise le règne du tribalisme mais sans remettre en cause le modèle culturel bourgeois : « Pour les bourgeois français, le peuple est formé de Marocains ou de Grecs, de Portugais ou de Tunisiens. Et ceux-ci, les pauvres diables, n’ont qu’à apprendre au plus vite à se comporter comme les bourgeois français. » Or, cette fausse égalité agissant comme uniformisation, ce nivellement de tous à un modèle unique en détruisant les cultures et valeurs populaires, et cette fausse tolérance qui, en réalité, pourfend ce qu’elle prétend défendre, n’influent pas seulement sur la psyché des individus. Le génocide culturel est un holisme ; s’il comprend les ravages de la fausse égalité, de la fausse tolérance, de la langue technicienne et dispose de la télévision comme puissant vecteur de ses valeurs, leur conséquence agit aussi sur les corps.

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