René Fallet, ou la France périphérique avant que ça ne soit à la mode

René Fallet est tombé aujourd’hui dans un oubli des plus étranges. Né le 4 décembre 1927 et disparu à l’âge de 55 ans seulement durant l’été 1983, grand ami de Georges Brassens, il s’était imposé dans le paysage littéraire français dès l’après-guerre à l’âge de 19 ans avec son premier roman : Banlieue sud-est. Il recevra de nombreux prix tout au long de sa vie, dont le fameux Prix du roman populiste ou le Prix Interallié.

L’œuvre de René Fallet se distingue en deux catégories qu’il avait lui-même définies. La veine whisky, à laquelle se rattache par exemple Paris au mois d’août — bien connu de par l’adaptation cinématographique dont elle fit l’objet, accompagnée de la fameuse chanson de Charles Aznavour — et la veine beaujolais, à laquelle se rattachent des romans comme Le beaujolais nouveau est arrivé et La soupe aux choux.

Cette dernière veine est celle qui nous intéresse. Malgré sa dénomination a priori paillarde, tout comme les titres qui la constituent, c’est peut-être celle qui renferme la clef de la pensée de René Fallet. Qu’il s’agisse du Triporteur, Le beaujolais nouveau est arrivé, ou La soupe aux choux pour ne citer que ces romans, tous ont quelque chose en commun. Outre le paradoxe d’être moins connus que leurs adaptations au cinéma, ces romans mettent tous en scène ce qui est désormais qualifié de « France périphérique » selon la fameuse expression consacrée par Guilly.

René Fallet s’était néanmoins intéressé à cette France provinciale bien avant qu’elle ne soit un sujet d’intérêt pour les géographes ou les sociologues du XXIe siècle. La manière dont il la mettait en scène n’a rien à leur envier, et nous serions tenté d’affirmer que lire La soupe aux choux serait une lecture bien plus percutante que n’importe quel article ou rapport au sujet du monde rural ou « péri-urbain ». Dans l’œuvre de René Fallet, cette France périphérique est fragile. En voie d’extinction, elle est frappée de plein fouet par le désenchantement du monde. L’exposition brillamment développée dans le premier chapitre de La soupe aux choux narre au lecteur le déclin sordide du hameau des Gourdiflots ; la disparition de l’artisanat, des bistrots, et même du curé, remplacé par un nouveau qui dispense messes et absolutions à tout va dans tout le canton. « Au village, sans prétention, il n’y avait plus rien » est la toute première phrase du roman. La disparition de l’ancien monde n’est cependant pas étalée au lecteur comme une simple énumération de métiers ou de figures folkloriques, puisque le roman nous précise bien que quelque chose d’autre s’y est substitué. Il y a un grand remplacement chez René Fallet, celui qu’opère la modernité : le « progrès éteignant le monde » comme il le formula si poétiquement. Cette France périphérique est nécessairement antimoderne parce qu’elle est atavique.

La France périphérique de René Fallet est évidemment aussi l’antithèse de la France métropolitaine. Saisissant le phénomène des villes dévorant tout sur leur passage à grands coups de béton, René Fallet résumait bien la chose dans La soupe aux choux : « Il n’y avait même plus de départements. Ces anciennes terreurs des candidats au certificat d’études n’avaient pas résisté au progrès éteignant le monde. » En sous-texte, nous trouvons le conflit larvé entre cette France périphérique et la modernité, qu’il décrivait comme une chose rampante, perçue à tort comme une forme de progrès alors qu’elle neutralise tout ce qui n’entre pas dans son carcan. Le Triporteur, récit de voyage, nous transportait, lui, dans les recoins de cette France encore française, alors à l’abri du grand cadavre du monde moderne. On y partageait l’insouciance d’une époque qui ne savait guère ce qui l’attendait, qui se contentait de vivre et de savourer la vie. La France périphérique aux temps modernes est quant à elle condamnée à être homologuée par ce nouveau monde ou à disparaître, puisque « ce qui manque dans les villages français, c’est l’expansion économique ! » L’avenir, comme le résume si bien le Bombé, ne se fera « qu’entre les camps de concentration et les parcs de loisirs. » Encore que l’écriture de René Fallet laisse présumer que ces deux solutions finales ne sont guère différentes l’une de l’autre. Il y a quelque chose de jacobin finalement, chez René Fallet. Pour lui, c’était à la périphérie d’innerver le centre, tandis que l’inverse a surtout stérilisé la province.

D’ailleurs, René Fallet n’a pas oublié d’égratigner l’Allemagne au travers de ce personnage si truculent qu’est Karl Schopenhauer, ingénieur à Stuttgart. Sous la plume de Fallet, il recèle tous les éléments d’un retour du refoulé qui parvient insidieusement à traverser le Rhin une nouvelle fois pour s’installer en France. À l’aide du « change favorable » comme il se plaît à le clamer à son épouse plus circonspecte que lui, Karl Schopenhauer raille ce que devient la France tandis qu’eux pourront « se payer tous les ouvriers français, depuis qu’ils ont gagné la guerre ! ». Bref, « Champagne ! […] On va boire à la France ! Pas à la France sous la botte ! À la France sous l’espadrille ! » Karl Schopenhauer apparaît lui aussi comme un atavisme, qui parachève la fresque du déclin général. Si la France périphérique se meurt, le pays entier est alors à nouveau livré à l’ennemi. Sauf que cette fois-ci, l’ennemi ne débarque plus en panzer, mais en camping-car. Il n’a plus besoin de piller quoi que ce soit non plus, puisque tout est à vendre. « Change favorable » donc, et voilà subitement le revers de ce comique de répétition révélé.

René Fallet avait démontré tout son mépris pour le monde moderne dès Le beaujolais nouveau est arrivé, mais dans La soupe aux choux, son ton est devenu plus dramatique. Le rire que son style parvient toujours à provoquer dissimule un grincement de dents. Quelque chose de terrible a eu lieu et René Fallet s’était rendu compte qu’il était trop tard pour faire machine arrière, et ce quelque chose de terrible n’a été rien d’autre qu’un génocide culturel. Toute la nostalgie que nous pouvons éprouver en relisant Le Triporteur ou en visionnant le film mettant en scène Darry Cowl est désormais celle que suscite un monde disparu pour toujours, et la douleur provoquée par cette disparition est flagrante dans La soupe aux choux.

C’est néanmoins dans Le beaujolais nouveau est arrivé où conflit avec la modernité est le plus évident. Le chapitre VII est un réquisitoire entièrement voué au monde moderne, à l’an 2000, où luxe et confort homogénéiseront tout le monde, et dont le seul  clivage superflu qui restera sera celui entre conservateurs bourgeois et bobos, puisque « comme tout le monde peut pas être conservateur, les conservateurs cajolent ceux qui sont pas conservateurs. » René Fallet étrillait alors ces progressistes en peau de lapin : « ceux-là, ils ont la piscine individuelle, obligatoire et laïque avec un dauphin en plastique pour ne pas trop penser qu’ils seront jamais conservateurs. » Les militants écologistes attirèrent particulièrement son attention. Dans Le beaujolais nouveau est arrivé, ils sont décrits comme une bande de simplets qui se gonflent d’importance en lançant des slogans douteux à plein poumons. Adrien Camadule — un des personnages de la joyeuse bande que suit le lecteur — leur rétorque alors cette sentence implacable : « D’abord, si vous voulez changer la société, c’est que vous en faites partie. » Pour René Fallet, l’écologie était autre chose qu’une bande de zozos franciliens. Dans La soupe aux choux, il se moquait l’agriculture intensive en mettant en avant que ses deux protagonistes n’étant pas suffisamment fortunés pour se rendre au supermarché ni pour acquérir des produits chimiques, ils se nourrissent des produits de la terre qu’ils cultivent eux-mêmes. La biodynamie était aussi présente chez René Fallet avant d’être à la mode aurions-nous envie de dire. « Sans fortune, Ratinier et Chérasse étaient bien obligés de manger comme des riches », ironisa-t-il. Dit autrement, l’écologie, c’est la terre ; le militantisme est bon pour les révolutionnaires de salons parisiens.

L’action du Beaujolais nouveau est arrivé se déroule à Paris pour une raison.  Le café du pauvre, dernière enclave populaire de la capitale, montre une résistance de l’individu face à l’embrigadement de la modernité. « Et c’est mal vu, l’individu, c’est plus à la mode du tout. Les collectivités ont horreur de ce type qui ne sert à rien. » Point de salut pour les réfractaires, ils feront les frais de la prédation moderne dans l’effondrement apocalyptique d’une tour de béton sous son propre poids, emportant avec elle toute trace de ce petit village gaulois qui finira en simple statistique. La chute préfigure la trame que nous suivrons dans La soupe aux choux. Si Chérasse et Ratignier fuient la Terre, il s’agit surtout d’une métaphore de la mort : leur fin coïncide avec la fin de leur monde dont ils étaient les ultimes représentants. Le beaujolais nouveau est arrivé et La soupe aux choux démontrent quel est le sort inévitable de la France périphérique. France périphérique qui recouvre aussi bien un champ géographique que spirituel. Les deux récits amènent doucement le lecteur vers cette conclusion de sorte qu’elle lui paraisse d’une logique aussi implacable qu’injuste. Pour René Fallet, le monde paysan ne peut coexister avec le monde citadin, l’existence de l’un signifie nécessairement la mort de l’autre.

Laisser un commentaire