CROME YELLOW : UN LIBÉRAL DEFEND L’ARISTOCRATIE FÉODALE ?

par David Foster

Dans son roman Brave New World, Aldous Huxley explore le concept de  technocratie, en imaginant un monde où une élite intellectuelle et oligarchique gouverne une société mondiale au moyen de la technologie industrielle et pharmaceutique. L’idée qu’une élite de ce type pourrait prendre le contrôle de la société et réduire la liberté des masses fut la grande préoccupation de sa vie. Des années plus tard, il précisa sa pensée dans un entretien donné au journaliste Mike Wallace : il y évoque, entre autres, l’Union Soviétique, qui, selon lui, a déjà mis en place les fondements d’une telle société :

“It’s not a free society, but here is something very interesting, that those members of the society, like the scientists, who are doing the creative work are given far more freedom than anybody else. I mean it’s a privileged aristocratic society in which, provided that they don’t poke their noses into political affairs, these people are given a great deal of prestige, a considerable amount of freedom and a lot of money. I mean, this is a very interesting fact about the new Soviet regime, and I think what we are going to see is a people on the whole with very little freedom, but with an oligarchy on top enjoying a considerable measure of freedom and a very high standard of living.”

Il décrit la société comme une société aristocratique privilégiée, mais il est évident que Huxley entend le terme « aristocratique » dans le sens hellénique plutôt que dans le sens féodal. En ce sens, un aristocrate représente le áristos, l’un des meilleurs éléments d’une société si non exactement méritocratique, du moins assez utilitaire pour enfanter et élever des intellectuels. Une telle aristocratie, au sens de classe sociale qui regroupe les meilleurs éléments, rappelle le titre français de Brave New World – bien qu’il soit, comme le titre anglais, ironique : Le Meilleur des mondes. Bien que le roman présente une société dystopique, Huxley lui-même reste ambigu en ce qui concerne l’élément aristocrate de la société. Il semble d’un côté approuver la liberté expérimentée par les alphas, et d’un autre, il reconnaît qu’un aristocrate s’ennuierait dans une telle société et n’y trouverait pas tout à fait son compte. Dans une société si ordonnée, et rendue si insipide, si insignifiante par cet ordre même, un vrai aristocrate comme Helmholz Watson n’a plus de fonction.

Toutes ces questions et préoccupations sont déjà à l’œuvre dans le premier roman de Huxley, Crome Yellow (Jaune de Crome). Alors que Brave New World nous donne un aperçu d’un système de classes artificiel dans un avenir fantasmé, dans Crome Yellow, Huxley évoque le système de classes anglais tel qu’il le connaît. L’hôte du vieux château de Crome, Henry Wimbush personnifie l’aristocrate plein de bienveillance pour ses semblables. Bien sûr, il y a aussi le personnage périphérique de Lord Moleyn, qui est plutôt une caricature, comme l’admet le narrateur lui-même :

“On the terrace stood a knot of distinguished visitors. There was old Lord Moleyn, like a caricature of an English milord in a French comic paper: a long man, with a long nose and long, drooping moustaches and long teeth of old ivory, and lower down, absurdly, a short covert coat, and below that long, long legs cased in pearl-grey trousers–legs that bent unsteadily at the knee and gave a kind of sideways wobble as he walked.”

Si Lord Moleyn ressemble à la caricature d’un milord anglais telle qu’on pourrait  en voir une dans un illustré français, c’est que Huxley l’a construit ainsi, ce qui montre que sa vision de l’aristocratie anglaise n’est pas éloignée de celle des dessinateurs français qu’il mentionne. Huxley vient en effet d’une famille de la bourgeoisie libérale, assez proche socialement des intellectuels français qui prirent le rôle de l’aristocratie pendant et après la Révolution.

À l’époque où vivait Huxley, la même classe bourgeoise était en train de remplacer définitivement la classe aristocratique à la tête du pays. On oppose souvent l’évolution anglaise à la Révolution française, mais Huxley nous rappelle que la première révolution bourgeoise fut celle de la Grande Rébellion :

“Henry Wimbush walked home thinking of the books he would present to the War Memorial Library, if ever it came into existence. He took the path through the fields; it was pleasanter than the road. At the first stile a group of village boys, loutish young fellows all dressed in the hideous ill-fitting black which makes a funeral of every English Sunday and holiday, were assembled, drearily guffawing as they smoked their cigarettes. They made way for Henry Wimbush, touching their caps as he passed. He returned their salute; his bowler and face were one in their unruffled gravity.

In Sir Ferdinando’s time, he reflected, in the time of his son, Sir Julius, these young men would have had their Sunday diversions even at Crome, remote and rustic Crome. There would have been archery, skittles, dancing–social amusements in which they would have partaken as members of a conscious community. Now they had nothing, nothing except Mr. Bodiham’s forbidding Boys’ Club and the rare dances and concerts organised by himself. Boredom or the urban pleasures of the county metropolis were the alternatives that presented themselves to these poor youths. Country pleasures were no more; they had been stamped out by the Puritans.”

Dans ces quelques lignes, Henry Wimbush reproche aux Puritains d’avoir aspiré la joie de vivre des communautés paysannes. Huxley parle ici des Puritains dans un sens historique et non dans le sens courant de ce terme, d’où la majuscule. Les Puritains en Angleterre et les Presbytériens en Écosse constituèrent une grande partie des Parlementaires pendant la Guerre Civile et, à la fin, le Puritain Oliver Cromwell s’imposa en tant que chef d’État durant la première dictature militaire-théocratie d’Europe, bien que le régime s’appelât tout d’abord une république, tout comme en France. Comme pendant la Révolution française, le monarque fut décapité et la classe bourgeoise gagna davantage de pouvoirs, ce qui inaugura l’ère du mercantilisme. Cromwell lui-même était marié à une femme venue d’une très grande famille de marchands.

Il est intéressant que Huxley précise les pensées de son personnage dans le texte, parce que certaines racines du libéralisme se trouvent dans les sectes réformistes, tel que le Puritanisme, comme le professeur J. C. Brauer l’a montré dans son œuvre Puritan Mysticism and the Development of Liberalism. Un grand intellectuel comme Huxley savait bien sûr que le Calvinisme, d’où viennent aussi le Puritanisme que le Presbytérianisme, avait contribué à donner une autorité religieuse au mercantilisme. C’est aussi le Calvinisme qui avait promu l’idée d’un « élu » plus ou moins libéré des contraintes morales, mais  encouragé à faire preuve de bienveillance à l’égard de ses semblables. Cette notion d’un élu bienveillant revient dans la philosophie libérale grâce à Alexis de Tocqueville, qui, dans son œuvre De la démocratie en Amérique, affirme préférer un système social inégal, car le système démocratique – le système d’égalité – conduit au despotisme législatif des masses –, à la tyrannie de la majorité – dans laquelle les masses imposent leurs mœurs et valeurs à tout le monde. Selon Tocqueville, cet égalitarisme militant conduirait au nivellement par le bas. Tocqueville loue un système non-démocratique, où les positions de gouvernance sont occupées pour la vie. Il critique aussi le matérialisme dont les philosophes libéraux britanniques ont fait l’éloge et qu’il considère comme un symptôme de la démocratie.

Dans Brave New World, on voit un monde dans lequel l’inverse est vrai : la tyrannie de la majorité est imposée par une élite aristocratique dans un système hiérarchique. Mais on voit aussi que le système ne fonctionne pas tellement bien, ce qui explique la construction de l’île destinée aux alphas qui ne sont pas capables de se conformer aux mœurs de la société. Cette société fictive s’en remet également au soma – mi-drogue, mi-médicament – pour pacifier ses membres. En ce qui concerne les alphas, le roman critique une société possible où un mouvement eugénique aurait gagné ; en effet, Huxley critique son propre frère Julian, qui parlait d’ectogenèse et préconisait la planification sociale centralisée par l’État en utilisant un modèle eugénique. On oublie trop souvent que la politique de l’eugénisme scientifique vient des milieux libéraux et socialistes britanniques.

Venant de la tradition du libéralisme britannique, il est peut-être étrange de voir que Huxley a pu créer un personnage aussi sympathique que Henry Wimbush, qu’il oppose au socialiste wellsien, Scogan. De plus, Wimbush incarne l’aspect aristocratique que Huxley admire :

“Second Heat in the Young Ladies’ Championship.” It was the polite voice of Henry Wimbush. A crowd of sleek, seal-like figures in black bathing-dresses surrounded him. His grey bowler hat, smooth, round, and motionless in the midst of a moving sea, was an island of aristocratic calm.

On voit ici et dans la dernière citation une différence importante entre l’aristocratie de Brave New World et celle de Crome Yellow : les alphas de Brave New Worldvivent pour le plaisir dans un société utilitaire benthamite alors qu’il revient à Wimbush et à Moleyn de fournir les structures de la société. Comme je l’ai déjà mentionné, le problème pour les vrais aristocrates de Brave New World est qu’ils ont perdu leur fonction dans une société réglée par la technologie. Là où Wimbush organise des événements pour se détendre et s’amuser, ses homologues de Brave New Worldprennent du soma.

Il existe une autre différence entre les alphas de Brave New World et les aristocrates de Crome Yellow : Wimbush a, en effet, recours à la tradition. Le roman montre à plusieurs reprises son intérêt pour l’histoire – et tout particulièrement l’histoire de sa famille – et il incarne cette tradition qui lui donne « le calme aristocratique », parce que la tradition le fixe dans le temps et dans l’espace. Wimbush reconnaît le fait que l’histoire donne des certitudes:

“It’s appalling; in living people, one is dealing with unknown and unknowable quantities. One can only hope to find out anything about them by a long series of the most disagreeable and boring human contacts, involving a terrible expense of time. It’s the same with current events; how can I find out anything about them except by devoting years to the most exhausting first-hand study, involving once more an endless number of the most unpleasant contacts? No, give me the past. It doesn’t change; it’s all there in black and white, and you can get to know about it comfortably and decorously and, above all, privately–by reading.”

Le problème de Wimbush est, toutefois, que son amour excessif du passé le conduit à mépriser le présent. La façon dont Huxley envisage l’évolution de son personnage est particulièrement juste et montre une aristocratie déconnectée et démodée. On voit donc le bénéfice de la tradition, mais aussi le danger qu’il y aurait à s’y perdre. L’évolution des idées de Wimbush soulève d’autres problèmes :

“How gay and delightful life would be if one could get rid of all the human contacts! Perhaps, in the future, when machines have attained to a state of perfection–for I confess that I am, like Godwin and Shelley, a believer in perfectibility, the perfectibility of machinery–then, perhaps, it will be possible for those who, like myself, desire it, to live in a dignified seclusion, surrounded by the delicate attentions of silent and graceful machines, and entirely secure from any human intrusion. It is a beautiful thought.”

Ce changement de caractère à la fin du roman est plutôt bizarre et aussi discordant avec la personnalité affable et sociable qu’on a connue jusque-là. Quoique Wimbush soit assez réservé et timide, on a vu qu’il prend au sérieux  ses obligations vis-à-vis des paysans et qu’il les accomplit avec sérénité, même si la fête qu’il organise l’angoisse à cause de son importance. Or, ici, ses propos semblent plus conformes à ceux que pourraient tenir Scogan, et on voit ainsi une ébauche de l’idée de Huxley pour Brave New World, dans lequel le rêve de Wimbush d’un tel avenir est réalisé.

Scogan est un faire-valoir de Wimbush et il est souvent difficile de dire s’il est sincère ou sarcastique :

“But how practical, how eminently realistic!” said Mr. Scogan. “In this farm we have a model of sound paternal government. Make them breed, make them work, and when they’re past working or breeding or begetting, slaughter them.”

On dirait qu’ici, il fait plutôt de l’humour noir, mais en même temps, on sait, quand il exprime ses vraies pensées, qu’il est misanthrope et donc, l’humour ne semble parfois qu’une façon de déguiser la vérité. On voit peut-être aussi en quoi ses idées ont pu être une inspiration pour Animal Farm de George Orwell. On pourrait dire qu’Animal Farm représente la fantaisie socialiste de Scogan de la même manière que Brave New World représente la fantaisie aristocratique de Wimbush, bien que ce soit Scogan qui développe la science ou la pseudo-science de la société imaginaire, où les enfants naissent dans des éprouvettes.

Scogan justifie également l’existence d’une aristocratie, même s’il considère l’institution injuste car génératrice d’inégalités, aussi bien en termes de richesse que de privilège :

“Eccentricity…It’s the justification of all aristocracies. It justifies leisured classes and inherited wealth and privilege and endowments and all the other injustices of that sort. If you’re to do anything reasonable in this world, you must have a class of people who are secure, safe from public opinion, safe from poverty, leisured, not compelled to waste their time in the imbecile routines that go by the name of Honest Work. You must have a class of which the members can think and, within the obvious limits, do what they please. You must have a class in which people who have eccentricities can indulge them and in which eccentricity in general will be tolerated and understood. That’s the important thing about an aristocracy. Not only is it eccentric itself–often grandiosely so; it also tolerates and even encourages eccentricity in others. The eccentricities of the artist and the new-fangled thinker don’t inspire it with that fear, loathing, and disgust which the burgesses instinctively feel towards them. It is a sort of Red Indian Reservation planted in the midst of a vast horde of Poor Whites–colonials at that. Within its boundaries wild men disport themselves–often, it must be admitted, a little grossly, a little too flamboyantly; and when kindred spirits are born outside the pale it offers them some sort of refuge from the hatred which the Poor Whites, en bons bourgeois, lavish on anything that is wild or out of the ordinary. After the social revolution there will be no Reservations; the Redskins will be drowned in the great sea of Poor Whites. What then? Will they suffer you to go on writing villanelles, my good Denis? Will you, unhappy Henry, be allowed to live in this house of the splendid privies, to continue your quiet delving in the mines of futile knowledge?”

Il est ironique – et délibérément ironique – que Scogan se plaigne toujours de l’inégalité mais prône une élite pour gouverner sa société imaginaire conforme aux modèles futuristes de Julian Huxley, H. G. Wells ou encore Bertrand Russell. De nouveau, on voit dans la dernière citation l’inspiration qui donnera naissance à la réserve d’Indiens et à l’île des alphas dans Brave New World. Dans sa justification de l’aristocratie, Scogan utilise la notion de la tyrannie de la majorité de Tocqueville et l’idée selon laquelle la démocratie érode inévitablement la liberté.

Peut-être le conflit interne de Wimbush pourrait être expliqué par le fait qu’il descend non seulement d’aristocrates, mais aussi de la classe bourgeoise, comme il l’explique en racontant l’histoire de son grand-père George Wimbush, qui venait d’une famille mercantile. Après tout, la classe bourgeoise comprend aussi les industriels qui conduisirent la Révolution industrielle. De tout façon, il faut s’interroger sur les thèmes de l’embourgeoisement de l’aristocratie anglaise –  processus qui a conduit l’aristocratie à adopter les valeurs matérialistes –, de l’industrialisation et (pour les libéraux radicaux) de l’irréligiosité. Si l’histoire de la branche maternelle de la famille de Wimbush nous montre quelque chose, c’est bien le déclin de l’aristocratie. Et en revenant sur le sujet du Puritanisme, peut-être que la vraie raison pour laquelle Henry Wimbush mentionne le Puritanisme est que pour lui, toutes les religions doivent être considérées comme le Puritanisme, car il voit le monde seulement en termes du matérialisme. Mais ses valeurs ne reflètent pas exactement celles de Huxley, qui a passé sa vie à rechercher le spiritualisme de l’Orient, après avoir rejeté les religions occidentales. Mais c’est l’ancêtre de Wimbush, Sir Hercules Lapith, qui met Wimbush et Huxley d’accord, et on voit que l’un comme l’autre éprouvent pour lui une véritable sympathie. De tous les ancêtres, il est le seul qui soit un nain et il crée une utopie bien ordonnée et à sa mesure, jusqu’à ce que son fils, qui lui est de taille normale, la détruise. Pour Huxley, comme pour Wimbush et Scogan, il y a  peut-être une place pour une aristocratie dans laquelle les gens hors des normes de la société pourraient se réfugier, mais une aristocratie de la taille du bon vieux Hercules.

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