Cervantès, le goût de la poudre et des lettres

Publié en deux parties en 1605 puis en 1615, le Don Quichotte de la Manche de Miguel de Cervantès est l’un des plus grands romans modernes. Milan Kundera le considère même comme l’acte de naissance de la modernité en littérature au même titre que le Discours de la méthode de René Descartes en philosophie. 

Longtemps considéré comme un personnage purement burlesque, Don Quichotte n’est que récemment devenu une figure positive d’engagement, de courage héroïque ou de sincérité politique, au point que le sous-commandant Marcos, charismatique chef de file de la rébellion zapatiste au Mexique, en fait « le plus grand livre politique jamais écrit ». Quant à de Gaulle, voici ce qu’il confie à Malraux dans Les chênes qu’on abat, en un mélange d’humour et de sérieux : « Pourquoi les Espagnols ne m’aimeraient-ils pas ? Ils aiment Don Quichotte ». À travers cette identification au second degré, le Général laisse entendre combien son pragmatisme politique se teintait d’idéalisme, voire d’un certain mysticisme de la France, impossible à ranger dans la catégorie de la seule Realpolitik et de son cynisme opportuniste.

Le personnage de Don Quichotte est devenu une figure incontournable, comme un repère conceptuel auquel s’identifier ou tout au moins se comparer. Omniprésente dans la conscience populaire, l’œuvre est toutefois souvent méconnue de façon proportionnellement inverse à la notoriété de son titre et du nom de son héros, associé à celui de Sancho Panza son fidèle écuyer.

Comment l’hidalgo Alonso est-il devenu le chevalier Don Quichotte (et vice-versa) ? Comment le bachelier Carrasco se transforme-t-il en un chevalier aux miroirs, figure inversée du chevalier à la Triste Figure, afin d’aller le chercher à l’intérieur même de son monde, sorte de doublure idéologique du monde réel ? D’ailleurs, la frontière entre ledit réel et la fiction n’est pas si claire,  Cervantès démultipliant lui-même les niveaux de lecture de son œuvre par une ingénierie littéraire fascinante. La raison et la folie peuvent-elles devenir complices ? Héros ou anti-héros, de quoi Don Quichotte est-il le nom ?

La joyeuse farce du « chevalier à la Triste Figure » est bien plus complexe et plus profonde qu’on peut le penser au premier abord, si l’on se contente d’une vague connaissance du bref épisode des moulins à vent rendu célèbre par l’iconographie. Ses figures sont multiples. À l’image de son auteur, dont la vie n’a jamais été un long fleuve tranquille et qui, à travers la littérature, avec à la fois une mordante ironie et un sens aigu de la nuance, produit une subtile philosophie de l’action.

 UN HOMME D’ACTION

Miguel de Cervantès Saavedra (1547-1616) n’était pas un écrivain professionnel, dénomination qui n’avait d’ailleurs aucun sens en son temps, où un tel statut n’existait pas. Dès sa jeunesse, il s’est certes pris d’amour pour le théâtre et frotté à l’écriture – quelques poèmes de ses 20 ans ont traversé les âges –, mais ce n’est qu’anachroniquement et de façon posthume qu’il est devenu romancier, poète et dramaturge au sens où nous l’entendons aujourd’hui, en tant que principal représentant du Siècle d’Or espagnol, rangeant ainsi le père de Don Quichotte dans une de ces boîtes à idées pédagogiques qui séquencent, plus ou moins arbitrairement, et néanmoins utilement, l’histoire littéraire de l’humanité. Que Cervantès ait atteint le niveau universitaire durant sa formation, rien n’est moins sûr, mais celle-ci s’est surtout façonnée en plein air, incessamment enrichie par un esprit curieux de tout. Homme d’action plutôt que souris de bibliothèque, il était une intelligence en marche, très prosaïquement en quête d’aventures, comme le sera, mais d’une autre façon, son héros errant, dont on ne pourra faire si facilement son double littéraire. Afin d’y voir plus clair, commençons par suivre Cervantès lui-même dans ses pérégrinations on ne peut plus terrestres. Fuyant peut-être la justice espagnole suite à un duel qui aurait mal tourné, après avoir vécu à Cordoue, Séville puis Madrid, le jeune homme prend le chemin de l’Italie, où il vivra notamment à Rome et à Naples à une époque d’apogée culturelle pour ces colossales capitales de la Renaissance humaniste. Il décide alors d’embrasser la carrière des armes, engagé volontaire dans une compagnie militaire entre 1570 et 1574. Cervantès n’a pas été soldat par défaut.

Le 7 octobre 1571, le jeune soldat se retrouve notamment en prise avec la « bataille prodigieuse » de Lépante, au large du Péloponnèse — où la Sainte-Ligue, dominée par la puissante République maritime de Venise, marque un coup d’arrêt à l’expansionnisme ottoman du « Grand Turc » qui étendait alors ses rets jusqu’au Maghreb. Suite à cette bataille navale hors-norme que l’on compare parfois à la bataille d’Actium (en 31 avant notre ère, non loin de là, et qui voit la fin des guerres civiles romaines), Cervantès hérite d’un surnom qui le suivra durant toute sa vie : celui de « manchot de Lépante ». Blessé par trois coups d’arquebuse, deux à la poitrine, un autre à la main gauche, il perdra définitivement l’usage de cette dernière mais restera fier d’avoir subi ce stigmate au combat pour ce qu’il considérait comme une noble cause ayant pesé sur le destin de l’Europe, plutôt que de s’être bêtement estropié dans une stupide rixe de bistrot. Il ira jusqu’à affirmer que, s’il avait le choix, il préférerait perdre une nouvelle fois sa main plutôt que de ne pas participer à cette grande bataille (prologue du tome 1, dans la traduction d’Aline Schulman – 1997). Malgré son irrémédiable handicap, il retournera sous les drapeaux après une longue convalescence de plusieurs mois.

D’ESCLAVE À ALGER À LA CASE « PRISON »

En 1575, alors qu’il est sur le chemin du retour pour l’Espagne, son navire est arraisonné par des corsaires commandés par l’amiral de la flotte ottomane d’Afrique du Nord. Tout comme son frère Rodrigo, Miguel est fait prisonnier et emmené à Alger, connue alors comme la ville de la piraterie. Le hasard fait qu’il a sur lui une lettre de recommandation, ce qui le désigne comme captif de valeur, laissant espérer à ses ravisseurs une forte rançon. Cela lui épargnera probablement la torture, mais prolongera néanmoins sa captivité du fait des difficultés à rassembler la conséquente somme d’argent exigée. Malgré quatre tentatives d’évasion, dont il semble avoir toujours été la tête pensante, mais qui ont toutes achoppé du fait soit de l’imprudence, soit de la couardise, soit de la trahison d’un autre protagoniste de l’opération, Cervantès demeure ainsi en esclavage cinq années durant, accomplissant travaux de terrassement ou de jardinage pour de puissants Ottomans.

À partir de 1580, l’ancien soldat changera plusieurs fois de métier, exerçant alors les fonctions de commissaire aux vivres, de collecteur d’impôts, d’affairiste ou encore de camérier du pape (sorte de domestique attitré et à tout faire). Accusé à plusieurs reprises d’avoir détourné de la marchandise ou des fonds, mais ayant toujours nié ce qui lui était reproché, il se retrouve pas moins de quatre fois emprisonné.

La fertilité créatrice de la prison et de sa mélancolie solitaire est de notoriété publique, nombre d’œuvres littéraires ayant germé derrière les barreaux d’un cachot. Dans son Prologue, Cervantès présente ainsi son Don Quichotte comme « l’histoire d’un homme sec, rabougri, fantasque, plein d’étranges pensées que nul autre n’avait eues avant lui […], comme peut l’être ce qui a été engendré dans une prison, séjour les plus incommodes, où tout triste bruit a sa demeure ». On saisit ainsi combien l’œuvre cervantine exhale tout autant sinon plus l’odeur de la poudre à canon que celle du plomb de l’imprimerie.

LE BRAS ET L’ESPRIT

Ce n’est pas un hasard si l’une des plus célèbres citations de Cicéron fera mouche dans l’esprit de Cervantès : « cedant arma togae concedat laurea linguae », les armes cèdent à la toge, les lauriers [du général victorieux] à l’éloquence ; fameuse formule du consul-philosophe qui dut affronter la conjuration de Catilina, projet de coup d’État militaire contre la res publica, que Cicéron déjoua, secondé par la redoutée puissance de son art oratoire. Cette formule métaphorique, l’orateur romain la commentera notamment dans son plaidoyer Contre Pison : « Je n’ai pas dit « ma » toge, celle dont je suis revêtu, ni entendu par le mot d’armes le bouclier et l’épée d’un seul général, mais, parce que la toge est le symbole de la paix et du calme, les armes, au contraire, celui des troubles et de la guerre, j’ai voulu faire entendre, à la manière des poètes, que la guerre et les troubles doivent s’effacer devant la paix et le calme ». Remettant en cause la prédominance des seigneurs de la guerre dans la vie publique à Rome, tels César ou Pompée, Cicéron proposait de célébrer les victoires politiques de l’éloquence au même titre, sinon davantage, que les faits d’armes des stratèges militaires, à travers la pragmatique réconciliation de la philosophie et de la rhétorique. En écho assurément cicéronien, Cervantès met ainsi dans la bouche de son Don Quichotte : « Qu’on ne vienne pas dire devant moi que les lettres l’emportent sur les armes » parce que les « armes font appel à l’esprit tout autant que les lettres » (T. 1, chap. 37-38).

En effet, « l’homme de lettres » comme « l’homme de guerre » font tous deux travailler leur esprit, précise Cervantès qui, étant les deux, ressentait manifestement le besoin de contrebalancer les propos de Cicéron dans le sens d’une revalorisation intellectuelle du métier des armes. Plus tard, lorsque le personnage du Duc nommera l’écuyer Sancho gouverneur d’une illusoire île, il le préparera à assumer cette fonction : « vous serez vêtu à moitié en lettré, à moitié en capitaine car, dans cet archipel que je vous donne, on a autant besoin des lettres que des armes, et autant des armes que des lettres » (T. 2, chap. 32). Très probablement, les personnages cervantins se faisaient-il ici les porte-paroles de leur créateur. Une de ses nouvelles publiées en 1613, Le licencié de verre, voit son héros, un ancien fou ayant pourtant recouvré la raison mais encagé par l’opinion publique dans son précédent état de folie, faire le choix de l’engagement militaire afin de « tirer parti de la valeur de son bras, puisqu’il ne le pouvait plus de celle de son esprit », ainsi stérilisé par les préjugés, et « d’immortaliser par les armes une vie qu’il avait commencé par immortaliser par les lettres ». Ledit licencié laissera « à sa mort, le souvenir d’un soldat très avisé et très brave », figure inversée de Cervantès qui, ayant débuté par les armes, rêvera ultérieurement de s’immortaliser par les lettres. 

Cervantès a beaucoup voyagé dans l’Europe de la renaissance et dans le pourtour méditerranéen. « Personne dans la littérature espagnole n’a avalé autant de kilomètres que lui, traversé autant de villages, ni si souvent dormi à la belle étoile », explique l’écrivain Andrés Trapiello, dans la biographie qu’il lui a consacrée, Les vies de Cervantès (1993) : « en lisant ses livres, nous avons la certitude qu’il a posé les pieds, quand ce n’était pas son âme, sur chaque centimètre carré dont il parle » (p. 161). C’est cette générosité cervantine tournée vers l’aventure, contre la résignation petite-bourgeoise, que le grand admirateur de Don Quichotte qu’était Jacques Brel trouvait si formidable : « Les gens prudents, les gens précautionneux ont plus d’avenir que de présent », disait-il lors d’une interview de 1968, « ils sont assis et ils se croient debout, c’est effrayant, cela me glace le sang » (documentaire Jacques Brel : Don Quichotte, sur le site de l’INA, 1968). Le Don Quichotte est une aventure, une aventure littéraire certes, mais à laquelle son auteur a donné l’épaisseur de la vie, parce qu’il faisait de sa propre vie un roman.

Mathieu Lavarenne.

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