Les Morticoles, ou la comédie hypocondriaque

Léon Daudet fait peut-être partie de ces auteurs dont il serait de mauvais goût de s’intéresser aujourd’hui. Ardent polémiste membre de l’Action Française et duelliste, sa physionomie bonhomme ne donnait pas l’impression d’une personnalité aussi passionnée et peut-être exubérante du fils d’Alphonse Daudet. Pourtant, Les Morticoles est la seule œuvre de Léon Daudet continuellement rééditée depuis sa première publication en 1894. Écrite avant son engagement royaliste, l’écrivain est encore républicain à cette époque, quoi que plus modérément que le jour où il huait le général Boulanger.

La rédaction de cet ouvrage fut notamment motivé par la perte de son père, que Léon Daudet pensait liée à la déficience empathique du médecin de famille, pour lequel Alphonse Daudet relevait plus du spécimen médical qu’il fallait soigner à grands renforts de traitements aussi douteux que douloureux. Ce mépris affiché pour la vie humaine au profit d’une approche mécaniste de la vie alimente chez Léon Daudet un autre mépris, dont le roman fera office d’exutoire. Véritable dystopie où le lecteur suit l’errance d’un navire qui se retrouve près des côtes de l’île fictive des Morticoles, récupéré par une équipée qui brûle tous ses vêtements, lesquels sont substitués par des combinaisons à la texture étrange avant une mise en quarantaine. Le lecteur suit Félix Canelon, jeune homme de 17 ans qui s’était embarqué pour découvrir le monde. C’est par son biais que nous aurons un panorama complet de la société morticole, et par la même occasion le talent de Léon Daudet en tant qu’écrivain d’un genre de ce qui n’est pas encore appelé la Science-Fiction. Si sa définition peut être empruntée à Friedrich Jünger comme « le possible qui émerge dans le présent », Les Morticoles de Léon Daudet a pris une tournure des plus singulière depuis le début de la pandémie de Covid-19.

L’île des Morticoles n’est pas une démocratie, mais un régime hygiéniste où les médecins ont les pleins pouvoirs. Cette plénipotence est liée chez Daudet à l’évacuation de toute mystique, qu’elle soit politique comme religieuse. Les Morticoles ne croient en rien, sauf en leur nihilisme qui serait l’assurance de leur liberté : « Nous sommes des hommes libres ; nous ne croyons en aucun dieu. » Toute cette société se rabat donc sur la médecine et ses acteurs. Les riches bénéficient des traitements expérimentés sur les pauvres mais, plus avant, toute cette population est malade. Là où un individu normal voit en son compatriote un citoyen, le médecin ne voit que des patients. Tandis que le premier est responsable de lui-même, le second s’en remet toujours à un tiers pour son plus grand bien. De là une vision pervertie de la vie de la cité, puisque les médecins ne voient que des patients, il leur est impossible de les percevoir comme des individus responsables. « Hors nous, tout le monde est malade. Ceux qui le nient sont des simulateurs que nous traitons sévèrement, car ils constituent un danger public ». Comment telle chose est-elle rendue possible ? Tout simplement parce que « Les Morticoles sont des sortes de maniaques et d’hypocondriaques qui ont donné aux docteurs une absolue prééminence ». 

Quelle différence entre cette île d’hypocondriaques et la France du XXIe siècle ? Notre pays est le premier consommateur d’antidépresseurs et panique devant un virus qui frappe une portion infinitésimale de la population. Le talent de Léon Daudet dans cette oeuvre est d’avoir confronté la sauvegarde biologique de la vie à la qualité de la vie, ou en des termes plus savants le bios à la zoé chez les Grecs. Léon Daudet adorerait sans doute — dans un cynisme exacerbé — voir la Morticolie s’insinuer en bas de chez nous, nous qui devons rédiger des attestations adressées à nous-mêmes pour sortir masqués parce que chez nous aussi, depuis un an,  « La police est médicale, l’édilité aussi, aussi l’université, l’ensemble des pouvoirs publics, le gouvernement. » La faiblesse du citoyen, névrosé qui a peur de tout, délègue toute responsabilité à un être tout puissant qui prétendra s’occuper de lui. Cet être n’étant pas Dieu, voici notre patient tourmenté par celui qui prétend le soigner d’une maladie dont la gravité est accessoire, seule compte la prééminence du médecin, mandarin qui s’impose par son sabir latinisant auquel le quidam ne comprend rien mais se sent impressionné. Abandonnant son esprit critique, le citoyen se laisse maltraiter pourvu qu’il soit materner. Voilà donc la résultante de cette affaire : « le peuple est de malades, riches ou pauvres, de détraqués, de déments. Nous laissons circuler ceux dont l’affection ne présente nul danger. Quant aux autres, nous les cloîtrons dans des hôpitaux, hospices maisons de retraite et les étudions là à loisir. » Les moyens de l’État sont mis à contribution d’une hégémonie hygiéniste plus que sanitaire voulue par cette forme incongrue de biopolitique. La tyrannie en blouse blanche peut à loisir mettre à l’Index tout propos contraire au sien au nom de sa prétendue supériorité intellectuelle afin d’asseoir une vision du bonheur se trouverait dans une seringue.

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